Elle est connue de tous...
Et pourtant... Peu de gens se rappellent son nom!
Les passionnés de peinture sauraient la "reconnaître" sans pouvoir la nommer….
Et comment pourrait-il en être autrement quand on a servi de modèle à Corot, Manet, Gérôme, Van Gogh...?
Agostina Segatori!
Femme sensuelle aux traits bien dessinés et au regard profond, elle est la passion amoureuse la plus longue (trois mois) de Van Gogh pendant les deux années où il a vécu à Paris....
Degas
Avant son apparition dans la capitale, on ne sait pas grand chose d'elle sinon qu'elle a vu le jour en 1841 à Ancône, ville portuaire sur l'Adriatique connue aujourd'hui des cinéphiles pour avoir servi de cadre aux Amants Diaboliques de Visconti!
Comment est-elle venue à Paris? On raconte que Corot, lors d'un de ses voyages l'aurait remarquée et lui aurait proposé de le suivre afin de poser pour lui. Hypothèse contestée par certains historiens de l'art qui ont débusqué dans le centre de Paris une tante d'Agostina qui aurait invité la jeune fille à venir chez elle.
La beauté naturelle, le visage décidé et rêveur à la fois, plaisent aux peintres. Corot est le premier à éclairer la toile de sa jeunesse.
Agostina (Corot 1866)
Il la prend pour modèle pour sa Bacchante au tambourin
.. et pour la Lecture Interrompue
Elle pose également pour Manet, Gérôme et quelques autres, avant de rencontrer en 1874 Edouard Dantan.
Autoportrait (Edouard Dantan)
Il est peintre évidemment (d'un naturalisme assez conventionnel) et sensible aux attraits de son modèle! Tous deux vivent une liaison intermittente. Ils ont un fils, Jean-Pierre Segatori. Pas question pour Dantan qui est d'un milieu "honnête" (!) de le reconnaître! Il se montre moins gentleman que ne se montrera Utrillo avec Valadon et le petit Maurice!
Entracte à la Comédie Française (Edouard Dantan. 1886)
En 1875 Dantan trouve chaussure à son pied et se marie. Agostina rencontre alors un certain Monsieur Morière dont on ne sait pas grand chose, sinon qu'il l'épouse et donne son nom au petit Jean Pierre ignoré de son vrai père.
Agostina qui garde la tête sur les épaules et qui voit s'enfuir les années de jeunesse décide d'ouvrir un café, 27 rue de Richelieu. Peut-être en référence au tableau de Corot, peut-être aussi parce que cet instrument de musique fait partie du folklore de sa région natale, elle l'appelle "Au Tambourin".
Au Tambourin, rue de Richelieu.
Le quartier n'est pas celui qui convient le mieux à son établissement et elle déménage en 1885 au 62 boulevard de Clichy, au cœur du Montmartre des artistes et de la vie nocturne.
Au Tambourin, boulevard de Clichy.
Nous possédons peu de documents sur ce café qui eut pour habitués quelques uns des plus grands peintres de l'époque. Nous savons qu'il était décoré d'un mobilier en forme de tambourins. Ces tambourins étaient décorés par les peintres qui fréquentaient l'établissement : Gauguin, Van Gogh, Lautrec! Ils ont hélas disparu!
Edouard Dantan aide son ancienne maîtresse à décorer les murs; il y accroche quelques unes de ses toiles et il peint un bouc sur un tambourin.
Parmi les relations amoureuses que noue Agostina, figure un peintre du nord, le suédois Auguste Hagborg qui vit à quelques centaines de mètres du Tambourin, 45 boulevard de Rochechouart.
Jeune fille songeuse (August Hagborg)
Mais c'est avec un autre peintre qu'elle entre dans la légende, un autre peintre du nord!
Van Gogh peint par Lautrec.
C'est au Tambourin que Vincent Van Gogh fait sa connaissance en 1887.
D'après l'ami du peintre, Emile Bernard, ils se plurent aussitôt et vécurent une passion de plus de trois mois...
Vincent vient en voisin depuis la rue Lepic où il vit chez son frère Théo. Le Tambourin devient sa cantine et comme il n'a pas les moyens de payer l'addition, il donne des tableaux (des natures mortes) à sa maîtresse qui les expose sur les murs.
54 rue Lepic. Domicile de Théo Van Gogh
Maxime Lisbonne publie dans sa Gazette du Bagne un petit article sur le Tambourin qui "n'a rien des auberges dont la nudité et le délabrement des murs fait la pauvre originalité. (...) C'est en effet madame Segatori, la propriétaire, qui a réuni, placé avec un sentiment artistique, les œuvres des maîtres qui ont transformé son établissement en une des plus intéressantes galeries de tableaux qui se puisse voir. Pour ajouter à l'attrait de son établissement, elle s'est adjoint les plus charmantes collaboratrices qui se puissent voir, fraîches fleurs écloses au soleil d'Italie et épanouies dans le rayonnement chaud de notre capitale."
C'est au Tambourin que Vincent organise une exposition des estampes japonaises dont il a la passion et qu'il a achetées avec son frère chez le célèbre marchand Bing.
Hiroshige qui fascine Van Gogh
Toujours au Tambourin, Gauguin, Anquetin, Bernard et lui exposent leurs œuvres en espérant les vendre. Anquetin et Bernard seront les principaux bénéficiaires de l'opération car ils vendent effectivement, chacun, une de leurs toiles. Vincent, comme on le sait, ne vend rien. La seule toile que vendra son frère pendant son séjour provençal est "la vigne rouge".
Emile Bernard de face et Vincent de dos au bord de la Seine à Asnières.
La Segatori et Van Gogh restèrent proches, une fois éteints les feux de leur amour passager. Nous avons deux portraits de sa maîtresse peints par lui. Elle semble résignée et mélancolique sur le portrait peint au Tambourin.
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Elle est plus solaire sur celui qui la campe sur un fond jaune, couleur des tournesols.... Elle porte le costume traditionnel de Ciociaro d'où serait originaire sa famille.
Vincent quitte Paris en 1888 pour vivre son aventure de voyant et d'écorché. La Segatori voit peu à peu décliner son établissement. Le tambourin n'est plus à la mode, détrôné par les cabarets de Pigalle.
Place Pigalle (Utrillo)
Le Tambourin est vendu pour devenir en 1893 le Cabaret de la Butte... et après quelques années le Cabaret des quat'z arts.
Agostina Segatori avait été contrainte de vendre pour presque rien le mobilier, les tambourins décorés par des peintres aujourd'hui célèbres, les toiles qui ornaient ses murs et notamment les natures mortes de Van Gogh.
Nature morte les coings (Van Gogh 1988)
Elle ne parvint à survivre que grâce à la générosité de certains habitués de son établissement et surtout à celle du père Tanguy, qui si l'on en croit le site qui porte son nom la recueillit.
Le Père Tanguy (Van Gogh)
Elle meurt en 1910 et quitte notre monde avec le passeport pour l'immortalité provisoire que Vincent Van Gogh, son amant d'une saison, lui avait donné...