13ème division, une des tombes les plus modestes du cimetière Montmartre, étroite, glissée entre des chapelles de pierres, à quelques pas du mur d'enceinte et des bruits de la ville...
C'est la tombe d'un des plus grands poètes du XIXème siècle, Alfred de Vigny (1797-1863).
Un poète dont j'aimais lire et relire les vers, pessimistes et beaux, à l'âge de la révolte et des peurs qu'est l'adolescence...
Je n'ai jamais oublié...
La Mort du Loup ! Un des plus beaux poèmes sur la cruauté de l'homme, la fragilité de la vie animale et la leçon qu'elle nous donne. Imaginez que les chasseurs aient le coeur touché par le regard et la dignité de l'animal qu'ils viennent de blesser à mort! Imaginez que le torero s'agenouille et demande pardon à la bête innocente qu'il a torturée... Imaginez que les tueurs du dimanche, comme le Saint Patron qu'ils se sont choisis, voient apparaître le visage du Christ sur celui de leur victime!
"Hélas! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes, Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes! Comment on doit quitter la vie et tous ses maux C'est vous qui le savez, sublimes animaux! A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse."
Sur la stèle, une plaque de marbre a été restaurée. Le premier nom qui y figure est celui de la mère de Vigny...
Une mère autoritaire qui reporta sur son fils l'amour qu'elle n'éprouvait pas pour son vieux mari, épousé par raison...
Etrange plaque tombale de Jeanne Marie Amélie de Baraudin, veuve de...fille de... et mère d'Alfred de Vigny...
Cette maternité étant sa plus grande fierté.
Mère et fils...Vieille histoire... Le fils aimé, admiré, a-t-il recherché une femme qui fût à la hauteur de celle qui lui donna le jour?
"L'Homme a toujours besoin de caresse et d'amour, Sa mère l'en abreuve alors qu'il vient au jour" (...)
Après la première hémorragie cérébrale de sa mère, Vigny est troublé de voir la dégradation de cet être adoré. Son pessimisme naturel est encore renforcé par cette violente indifférence du temps qui dégrade les corps.
La femme qu'il a épousée, Lydia Bunbury, morte un an avant lui et qui repose dans le même caveau, fut sans doute celle qui lui correspondait le moins. Il ne trouvait jamais chez elle la confidente et l'amante rêvées. La brève passion qu'il eut pour elle l'aveugla. Il l'épousa en 1825 et ne tarda pas à découvrir que son prétendu goût pour la littérature n'était qu'une posture.
Lydia répugnait à parler français (elle était anglaise, fille d'un riche colon caricaturalement british ). Elle n'aimait pas lire, n'avait aucune attirance pour la poésie et aucune sympathie pour les amis de son mari.
Une des rares photos (médiocre) de Lydia Bunbury
Lydia qui ne se sent pas aimée, se laisse aller, grossit, devient obèse. Vigny s'occupe d'elle dans les dernières années, avec un soin et une attention rares. Il faut la lever, la nourrir... alors qu'il souffre lui même d'un cancer de l'estomac. Mais les témoins de leur vie restaient frappés par le silence de leur relation.
Nul doute que Lydia avait eu vent des aventures de son mari. Car malgré sa vision négative de la femme, Vigny eut de nombreuses amantes.
Marie Dorval qui joua Kitty dans sa pièce "Chatterton", fut l'une d'elles. Cette même Marie Dorval qui vécut avec George Sand une passion qui inspira à la romancière son roman "Lelia".
Parmi les plus connues il y eut également Louise Colet. Femme de goût puisqu'elle fut maîtresse de Flaubert, de Musset, de Villemain...
...Et d'autres encore, moins connues, comme Tryphima Holmés qui lui donna une fille, ou Augusta Bouvard dont il eut un fils, Auguste qui naquit après sa mort...
Ces femmes lui ont-elles permis d'oublier le jugement sans appel qui était le sien dans la Colère de Samson :
"Une lutte éternelle en tout temps, en tout lieu Se livre sur la Terre, en présence de Dieu, Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme. Car la Femme est un être impur de corps et d'âme".
Vigny meurt dans son domicile parisien d'un cancer de l'estomac en 1863 après avoir fait de nombreux séjours dans son manoir du Maine-Giraud où il aimait se réfugier loin du monde littéraire et des salons. Il ressemblait au paria, au solitaire sans illusions sur l'humaine condition qu'il avait représenté sous les traits du poète ou du prophète.
Le prophète à qui il dédie un de ses plus beaux textes qui est une prière adressée à Dieu par Moïse :
"Je vivrai donc toujours puissant et solitaire? Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre!"