La seconde partie de la rue Norvins (ancienne rue des Moulins) commence côté pair rue des Saules et côté impair place Jean-Baptiste Clément. Moins photographiée que la première partie (rue Traînée), elle est cependant riche par ses monuments et par son histoire.
Elle devait son nom aux nombreux moulins situés sur la ligne de crête qu'elle longeait. Curieusement il subsiste à Paris une rue des Moulins qui évoque les ailes que l'on voyait sur la Butte depuis le quartier du Palais Royal.
Cette rue des Moulins, proche de l'avenue de l'Opéra n'est pas sans rapport avec Montmartre puisque le peintre emblématique de notre quartier, Toulouse Lautrec, y fréquenta la maison close située au 6 où il peignit le salon.
Passée la rue des Saules qui évoque Bruant ("Son p'tit fichu sur les épaules, ell' rentrait par la rue des Saules, rue Saint-Vincent") nous trouvons au 20, ô surprise, une boutique de cartes et reproductions, une "galerie" qui vend quelques toiles.
Elle a pris la place d'une épicerie plus qui se spécialisait dans les grains de café à moudre ....
Les 22 et 22 bis sont une des plus belles adresses de Montmartre. Il s'agit de la Folie Sandrin.
Il y eut tout d'abord à son emplacement, au début du XVIIIème siècle, une riche demeure, nommée à juste titre "Palais Bellevue". Son histoire commence vraiment en 1774 lorsqu'il est racheté par Antoine Gabriel Sandrin, homme des Lumières s'il en fut car il était maître chandelier, c'est à dire fabricant et marchand de bougies et chandelles. Il crée un parc à l'anglaise avec petit temple et rocailles. Il construit une extension et arrive à compter 24 pièces en sa demeure.
Le Palais Bellevue devient "la Folie Sandrin". Etrange prémonition que ce nom qui comme chacun sait signifiait "feuillée", maison de campagne mais qui déjà avait le sens qu'on lui connaît aujourd'hui. En effet c'est un aliéniste, le docteur Prost, qui l'acquiert en 1805 pour en faire un lieu d'accueil et de thérapie pour ceux que l'on nomme fous. Loin des méthodes traditionnelles violentes, il obtient de remarquables résultats en respectant ses patient, en vivant avec eux et partageant leurs repas.
En 1820, l'établissement est cédé au célèbre docteur Esprit Blanche qui poursuit l'œuvre de Prost.
Son patient le plus célèbre est Gérard de Nerval qui décrit la maison où il séjourna "fashionable et même aristocratique". Incapable de payer une pension fort élevée, il fut reçu aux frais du docteur Blanche qui le prit en charge comme il le fit pour d'autres artistes.
Après la clinique, la folie connut divers avatars, institution pour jeunes filles de bonne famille (jusqu'en 1875), école normale pour jeunes filles (années 1950-1960), école religieuse...
Elle se délabrait et peu à peu devenait ruine quand les promoteurs avisés s'en emparèrent en 1970, la restaurèrent et la débitèrent en appartements de grand luxe.
Quelques célébrités y vécurent plus ou moins longtemps comme Jean Marais qui faisait des allers-retours entre Vallauris et Montmartre, Gérard Oury, Michèle Morgan (qui n'y séjourna que brièvement).
En face de la Folie Sandrin au 9 subsiste un monument original qui n'est autre que l'ancien château d'eau du village, construit en 1835 dans un style néo Renaissance élégant. L'édifice octogonal donne rue Lepic et il est agrémentée d'une fontaine, une urne de bronze ornée de naïades et de tritons.
Une pompe hydraulique installée à Saint-Ouen et relayée par une autre pompe passage Cottin alimentait le réservoir de 125 000 litres.
La population montmartroise augmentant au XIXème siècle avec le lotissement du maquis et la constructions de "maisons d'six étages, ascenseur et chauffage", il fallut en 1860 rehausser le réservoir pour lui permettre de recevoir plus de 260 000 litres.
L'ajout disgracieux disparut en 1969, le réservoir ayant été désaffecté une vingtaine d'années plus tôt. Aujourd'hui il abrite des expos temporaires et sert surtout de siège à la Compagnie du Clos de Montmartre chargée de défendre et promouvoir la piquette réalisée grâce aux vignes voisines, exposées plein nord!
La rue Norvins (Utrillo) avec à gauche la folie Sandrin et à droite le réservoir.
Le 11 est une reconstruction des années 1920. Il a en effet reçu le 7 août 1918 un obus attribué à tort à la Grosse Bertha (en réalité tiré par les canons allemands à longue portée, les "Pariser Kanonen"). L'obus le fit voler en éclats, en même temps que plus au sud d'autres obus frappaient l'église Saint-Gervais et la façade de Notre-Dame.
À l'emplacement des 15-17, était situé le moulin de la vieille tour (1623-1840). Il occupait le terrain situé entre les rues Norvins et Lepic actuelles.
(Sur cette gravure, on voit en premier plan le chemin qui deviendra la rue Lepic. A droite le moulin de la Vieille Tour (15-17 rue Norvins) et le moulin de la Petite tour (21 rue Norvins). Le chemin qui s'ouvre à gauche sera la future rue Girardon.)
Le moulin de la Petite Tour (1647-1854) devient en 1824 "la Tour à Rollin" du nom de son nouvel acquéreur, Joseph Rollin. Quand il est détruit ses pierres servent de soubassement au pavillon sur la rue Norvins.
Le 21 rue Norvins (aussi 4 rue Girardon)
Remplaçant le moulin dont les ailes légères tournaient dans le ciel montmartrois, un gros immeuble cossu typique des constructions qui détruisent le vieux Montmartre au début du XXème siècle, s'est installé sans état d'âme.
Malgré sa lourdeur l'immeuble est connu de tous les admirateurs de Céline. L'écrivain raciste après avoir vécu 13 ans rue Lepic y emménagea en 1941 avec Lucette Almanzor et le chat Bébert récupéré chez Le Vigan.
Il appréciait l'endroit d'où il avait une vue imprenable :" Moi j'avais, c'est vrai mon 7ème (en réalité il habitait au 5ème)! L'air! La vue! Lointaine! Cent bornes! Toutes les collines jusqu'à Mantes! Mais quelle haine cet air m'a valu! Cette vue!... personne me les pardonne encore!..."
Comme si cette haine prétendue était due à la jalousie et non aux ignobles pamphlets qu'il continua d'écrire alors qu'il habitait Montmartre! "Les Beaux Draps" datent de 1941.
Je ne sais à quoi pensait Céline lorsqu'en 1942 il voyait de son appartement si bien placé les bus de la rafle qui stationnaient en haut de l'avenue Junot.
En 1944, il assiste de sa fenêtre au bombardement de Paris qu'il décrit dans "Féérie pour une autre fois" : "Le miroitement des tuiles! bijoux! diamants!...les bombes éclatent là-dedans en fleurs! rouges! rouges! en œillets!..."
Et peu après, il prend courageusement la fuite avec les collabos, sachant qu'il risquait d'être jugé et condamné à mort.
Ironie de l'histoire, dans ce même immeuble avaient lieu des réunions secrètes de la Résistance comme le rappelle une plaque récemment apposée sur la façade.
23 oct 2021. Cérémonie pour la pose de la plaque commémorative. Je passais par là! Sur la droite, de dos, Pierre-Yves Bournazel député du 18ème.
Revenons maintenant où nous étions restés côté pair, après la Folie Sandrin.
Le 24 est à la fois un petit square qui porte le nom de "jardin Frédéric Dard" et une cité d'artistes. Il faisait partie à l'origine de la Cité Norvins et s'appelait "square de la Cité-Norvins" à son inauguration en 1958.
Le jardin en février 2022, fermé pour réaménagement. Une interminable fermeture!
Ce petit espace de 620 m2 actuellement fermé pour cause de réaménagement est une concession que fit la ville aux riverains irrités de voir tout l'espace occupé par la cité (6000 m2 avec ses arbres, sa nature originelle) fermé aux riverains et aux promeneurs depuis 1999.
Et même cette "concession" minimale fut-elle contestée par certains résidents de la Cité, inquiets de perdre leur tranquillité!
De vieilles photos du début du siècle nous montre l'endroit tel qu'il était, ouvert à tous, véritable havre de verdure et de calme au cœur du vieux village, miraculeusement épargné des appétits voraces de la spéculation immobilière.
La Cité-Norvins fut rachetée par la ville afin d'interdire son lotissement, pour devenir "la Cité des Arts". Elle est composée de vieux immeubles et maisons du XIXème siècle ainsi que d'immeubles d'ateliers du début du XXème siècle. Elle est utilisée comme résidences pour les artistes et gérée par la Cité Internationale des Arts qui possède un autre site dans le Marais.
Le 24 avant d'être loti porta la star des moulins montmartrois, le moulin de la Galette (aujourd'hui à l'angle des rues Lepic et Girardon).
Sa présence est attestée au début du XVIIIème siècle quand sur le vaste terrain acquis par François Chapon, il prend fièrement le vent qui à cet endroit ne ménage pas sa peine. Il a pour nom, comme il se doit, Moulin Chapon.
Son histoire est mouvementée mais pour la résumer, disons que passant de propriétaire en propriétaire il finit par devenir le moulin Radet. Nom mystérieux puisqu'aucun propriétaire ne le porta. J'émets une hypothèse hasardeuse. Les Montmartrois entichés de Napoléon (la rue Lepic actuelle est nommée rue de l'Empereur) auraient pu avoir envie d'honorer un général de la Grande Armée, Etienne Radet, qui de plus dirigea l'enlèvement du pape Pie VII.
Sans doute est-il plus sage de penser que le "Radet" du moulin aurait été un des meuniers locataires du lieu.
Une dernière hypothèse vient de m'être suggérée par un ami lecteur qui relève que dans un ouvrage sur la meunerie il est question de moulin à radet. Il s'agit il est vrai de moulins à eaux avec une plateforme flottante. La terrasse des moulins faite de planches ressemblant à un radet (radeau) a pu conduire les villageois à lui donner ce nom. Why not?
C'est en tout cas le plus célèbre meunier de Montmartre, de la dynastie des Debray, Nicolas-Charles qui en fit l'acquisition en 1812 après avoir enrichi son patrimoine trois ans plus tôt d'un autre moulin, plus grand, le Blute-Fin, celui que l'on découvre, splendide et altier depuis la rue Tholozé.
Debray a la lumineuse idée, pour raison commerciale de faire déménager en 1834 son Radet qui franchit une centaine de mètres pour se fixer près de son emplacement actuel (photo).
Il lui reste encore à franchir, un peu plus tard, une petite distance jusqu'à l'angle de la rue Lepic (rue de l'empereur à l'époque).
C'est là qu'il est photographié par des hordes de touristes qui ignorent qu'il fut de 1924 à 1977 perché sur un socle de béton lourd et laid. Il sera restauré en 1977 ainsi que son entrée belle époque.
Nous arrivons maintenant au dernier numéro de la rue Norvins, le 26.
les terrains libres sur lesquels était installé le Radet, ont été dans leur partie ouest sacrifiés au profit d'un imposant immeuble et d'une place.
Il s'agit de la place Marcel Aymé (1902-1967) du nom de l'écrivain qui vécut dans cet immeuble pendant les trois dernières années de sa vie, et y mourut.
Il était Montmartrois d'élection, ayant eu pour adresses successives le 9 rue du square Carpeaux, le 9 ter rue Paul Féval (pendant 30 ans) et enfin le 26 rue Norvins.
Après sa mort, Jean Marais réalisa en son hommage une sculpture qui illustre une de ses nouvelles les plus connues, "Le passe-muraille". La sculpture fut inaugurée en 1989 et elle attire les touristes qui aiment se faire photographier devant elle.
Jean Marais qui à l'occasion se découvrait sculpteur donna à son passe-muraille la tête de Marcel Aymé et les mains de Jean Cocteau.
Marcel Aymé eut pour voisin dans cet immeuble un musicien qui fut célèbre en son temps :
Je retiens, outre ses créations que je connais peu, qu'il a été pendant presque 20 ans l'époux de Colette Steinlen, fille de notre Alexandre, le peintre humaniste engagé pour les humains et pour les chats!
Colette et un chat (Steinlen)
Il ne se contenta pas de la belle puisqu'il eut deux autres épouses. Après ses trois mariages, il fallut bien conclure par un enterrement qui eut lieu en 1965 dans le vieux cimetière Saint-Vincent où il a pour colocataires Alexandre Steinlen et Marcel Aymé!