La rue La Bruyère prend naissance place Saint-Georges au cœur d'un quartier qui a gardé l'empreinte de son riche passé culturel et historique.
C'est en 1824, dans le Paris romantique que son tracé fut dessiné en même temps que celui de la rue Fontaine….
La rue Pierre Fontaine rendant hommage à l'architecte-décorateur de l'Empire, il fut proposé de donner à la rue voisine le nom de son ami et complice Charles Percier, à ce point lié à lui dans le travail qu'il est difficile sinon impossible d'attribuer à l'un ou à l'autre ce qui lui revient dans leurs multiples collaborations.
L'arc de Triomphe du Carrousel (Percier Fontaine)
Mais l'homme, insensible aux honneurs, contrairement à Pierre Fontaine, le refusa et ce fut le moraliste du Grand Siècle, célèbre pour ses Caractères, La Bruyère qui fut choisi!
La Bruyère (Largillière)
La rue a été habitée par tant d'artistes, hommes célèbres etc... que nous lui consacrons deux articles.
Commençons par le 1, siège aujourd'hui de la Fondation Taylor qui depuis 1844 œuvre à la défense des artistes qu'elle aide et promeut. C'est dans cet immeuble que vécut Albert Maignan (1845-1908) qui fut président de la Fondation à laquelle il légua son immeuble. Il est connu surtout pour ses talents de décorateur. Il reçut de nombreuses commandes, pour l'hôtel de ville, pour le Palais du Luxembourg, pour l'Opéra Comique…
Les notes. (Plafond du foyer de l'Opéra Comique)
… et pour l'extraordinaire "Train Bleu" de la gare de Lyon. Certains pourront s'amuser à reconnaître dans son "Théâtre d'Orange", Sarah Bernhardt, Réjane et Edmond Rostand :
Théâtre d'Orange (Albert Maignan)
La chronologie et les règles de préséance auraient dû présenter le beau père avant le gendre!
Il s'agit de Charles Philippe Larivière (1798-1876) dont la fille Etiennette épousa Albert Maignan. Il fut un peintre reconnu, grand prix de Rome en 1824.
La mort d'Alcibiade (Charles Philippe Larivière)
A la fois néo-classique et romantique, il finit par se spécialiser dans les scènes historiques qui, il faut bien l'avouer, nous lassent aujourd'hui. Il peignit trois des grandes toiles de la Galerie des Batailles de Versailles et il décora une des chapelles de Saint-Eustache.
Au n°2 La Petite Loge s'enorgueillit d'être "le plus petit théâtre de Paris". Comme quoi on peut être riquiqui et avoir la folie des grandeurs! Surtout quand on se pare des plumes du paon car il y a plus petit à Paris, à Montmartre...
Il s'agit du Petit théâtre du Bonheur qui n'a que 20 places alors que la Petite Loge en compte 25! Mais soyons plus sérieux, c'est un lieu sympathique, ouvert aux jeunes spectateurs et spécialisé dans les "Seul en scène" (ça vaut mieux).
Le 3bis abrita plusieurs hôtes illustres. Le plus proche de nous est Albert Brasseur (1862-1932) non pas le père de Pierre Brasseur comme l'affirment certains sites dont celui des rues de Paris. Il est vrai qu'il fut lui aussi comédien et chanteur d'opérette. De son vrai nom Albert Jules Dumont il fut apprécié pour son humour et sa décontraction.
Albert Brasseur, Ménélas dans "La Belle Hélène".
Un autre habitant célèbre de l'immeuble fut le journaliste et écrivain Aurélien Scholl (1833-1902). Un homme plein d'esprit et de mordant qui aimait dans ses chroniques souligner les travers de ses contemporains. On l'appelait "le chroniqueur étincelant"!
Il créa des journaux, participa à "la Justice" de Clémenceau avec qui il avait alors en commun des idées et une maîtresse, l'actrice Léonide Leblanc qui n'en était pas à un amant près puisqu'elle avait accroché à son tableau de chasse le Prince Napoléon et surtout le Duc d'Aumale qui lui offrit une fortune et lui resta fidèle dans la vieillesse.
Scholl changea de bord avec la Commune dont il fut un adversaire haineux, capable de dénoncer Lavalette, mari de la sœur de sa femme. Il est tombé dans les oubliettes malgré son humour vachard et parfois absurde….
Pour Sarah Bernhardt qu'il n'aimait pas, il écrivit :
-Un fiacre vide s'arrête devant le théâtre; Sarah Bernhardt en descend.
Autres citations :
-Il fut un temps où les bêtes parlaient; maintenant elles écrivent.
-Non je ne crains pas la mort. Seulement je trouve que la Providence a mal arrangé les choses. Ainsi je préférerais de beaucoup qu'on enterre mon âme et que ce soit mon corps qui soit immortel"
-Voyons si Dieu n'existait pas comment aurait-il eu un fils?
Le 3ème homme du 3bis fut un peintre de grand talent : Lévy-Dhurmer (1865-1953). En artiste curieux de différentes formes de création il se consacra pendant des années à la céramique. Quand il privilégia la peinture, c'est vers le symbolisme qu'il se tourna.
Rodenbach (Lévy-Dhurmer)
Il a été proche de Rodenbach dont il peignit le portrait le plus connu et de Pierre Loti qui le complimenta en affirmant que c'était la seule image de lui qui resterait.
Pierre Loti (Lévy-Dhurmer)
Le 5 est l'adresse du théâtre La Bruyère qui était à l'origine une salle de conférence reprise en 1943 par de jeunes comédiens pour être transformée en théâtre.
Le succès de Robert Dhéry et de ses "Branquignols" en fit une salle branchée qui programma Audiberti puis les dramaturges anglo-saxons. Le théâtre collectionne depuis les Molière!
Au 8 a vécu avec sa famille, pendant deux ans une des grandes poétesses françaises : Marceline Desbordes Valmore (1786-1859).
C'est alors qu'ils revenaient ruinés d'Italie que les Valmore choisirent cet appartement relativement modeste. Ils y restèrent jusqu'en 1840 avec leurs enfants dont Ondine qui est sans doute la fille de l'amant de Marceline, Henri Latouche, présent comme une ombre discrète et blessée dans son oeuvre.
Cet acteur et écrivain fut sa grande passion. Il resta en relation (au moins épistolaire) avec elle pendant une trentaine d'années.
Médaillon de Latouche par David d'Angers, daté de l'année de sa mort, 1851.
Marceline Desbordes Valmore publia pendant les années de la rue La Bruyère un roman "Violette" et un recueil de poésies "Pauvres Fleurs".
Verlaine la tient pour une poétesse novatrice et sensible, Baudelaire écrit qu'elle est "une âme d'élite qui est et sera toujours un grand poète", enfin Sainte Beuve écrit le plus beau compliment, hommage à son naturel et sa sensibilité : "Elle a chanté comme l'oiseau chante"
Qu'en avez-vous fait? (Pauvres Fleurs)
Vous aviez mon cœur,
Moi j'avais le vôtre :
Un cœur pour un cœur ;
Bonheur pour bonheur!
Le vôtre est rendu,
Je n'en ai plus d'autre,
Le vôtre est rendu,
Le mien est perdu!
(…)
Savez-vous qu'un jour
L'homme est seul au monde?
Savez-vous qu'un jour
Il revoit l'amour?
Vous appellerez,
Sans qu'on vous réponde;
Vous appellerez,
Et vous songerez!...
Vous viendrez rêvant
Sonner à ma porte;
Ami comme avant,
Vous viendrez rêvant.
Et l'on vous dira :
"Personne! … elle est morte."
On vous le dira ;
Mais qui vous plaindra?
Le 9 est un bel hôtel particulier néo-Renaissance. C'est celui où vivait Daniel Iffla, connu sous le nom d'Osiris.
Cinq hôtels de la rue La Bruyère lui appartenaient.
Etages supérieurs de l'hôtel Osiris, avec dans les sculptures du balcon supérieur le "I" d'Iffla et le "O" d'Osiris.
La vie de cet humaniste et mécène est faite de générosité et de dévouement. Jeté dans la vie active alors qu'il était encore adolescent, il réussit grâce à son intelligence des affaires. Il faudrait un volume pour détailler toutes ses donations. Notons qu'il fut le premier qui créa des "restos du cœur" ouverts aux hommes et femmes sans moyens… Il mit à la disposition du maire du IXème arrondissement ses cinq hôtels pour que soient accueillis les réfugiés pendant le siège de 1870… il légua sa fortune à l'Institut Pasteur qui put créer grâce à cette donation l'institut du radium où travaillera Marie Curie… Il légua à l'Etat son domaine viticole du bordelais afin que soit créée une école d'œnologie et de viticulture, l'école de la Tour blanche.. il légua toujours à l'Etat le château de la Malmaison… Bref! Quelle différence avec les richissimes privilégiés qui aujourd'hui n'ont de cesse de dénicher des paradis fiscaux et de se réfugier à l'étranger pour échapper à l'impôt de leur pays!
Cet homme-là était exceptionnel en tout. Amoureux fou de sa femme qu'il perdit alors qu'il n'avait qu'une trentaine d'années, il conserva intact le décor où elle avait vécu et il ne voulut jamais se remarier.
Sa tombe est une des plus spectaculaires du cimetière de Montmartre, surmontée d'un immense Moïse, réplique de celui de Michel Ange. Mais ce qui nous interpelle aujourd'hui c'est qu'Osiris dut se battre pendant plus de trente ans pour obtenir l'emplacement où il a été érigé. Juif assigné à la partie du cimetière réservée aux juifs, il tenait à reposer à la limite extrême, à côté de la partie chrétienne, afin d'être le plus près possible de sa femme comme il le lui avait promis.. Triste époque où les préjugés étaient si forts qu'ils empêchaient deux êtres qui s'étaient aimés de partager la même tombe! Et quelle ingratitude envers un homme qui avait tant donné à son pays! Il est vrai que nous sommes encore dans les miasmes de l'affaire Dreyfus qui empoisonna l'atmosphère pendant plus de 12 ans!
Heureusement, avant sa mort le mur fut détruit et les règles radicales des religions purent être contournées.
Aujourd'hui le couple et ses enfants morts nés vit dans la même terre son éternité temporaire.
"J'ai lutté avec mon cœur de mari. Je suis arrivé après 33 ans de luttes de toute sorte à occuper définitivement et perpétuellement le terrain qu'elle avait désigné. Je viens de reconnaître ma place. C'est à ses pieds que je dormirai de mon dernier sommeil"
Au 11 a vécu plusieurs années Adolphe Tavernier, journaliste (au Gil Blas, à l'Evènement) et… escrimeur! Il a écrit un livre préfacé par Aurélien Scholl : "L'art du duel".
Mais ce qui le caractérise mieux que le fleuret c'est son goût très sûr pour la peinture de son temps et pour son amitié indéfectible avec Sisley dont il collectionna les toiles.
Il ne s'en sépara qu'à contre cœur quand il quitta Montmartre pour acheter un vaste appartement dans le XVIème arrondissement!
Nous faisons halte à ce niveau de la rue dont nous reprendrons la visite après avoir admiré quelques Sisley qui appartenaient à Tavernier!
(à suivre…)
L'inondation (Sisley)