Voilà une maison devant laquelle on passe, entre colifichets et tableaux montmartrois peints en Chine, sans savoir qu'elle a sa modeste part dans l'histoire de la Butte.
Lorsque la rue s'appelait rue des rosiers, cette maison était située au 20. Elle était au XIXème siècle la propriété d'Auguste Pierre Debray. Un nom bien connu sur la Butte, celui d'une famille de meuniers qui a su en temps voulu passer des moulins aux affaires.
La maison commence à se faire remarquer quand les archéologues à la recherche des vestiges gallo romains de Montmartre situent le temple de Mars à proximité de l'église Saint-Pierre.
L'un d'eux, Vacquer, émet l'hypothèse qu'il s'élevait à l'emplacement de la maison, dans le prolongement du cimetière du Calvaire.
Une des colonnes gallo-romaines de réemploi dans l'église
Il appelle "Temple Debray" le fameux édifice qui aurait pu donner son nom à Montmartre bien que linguistes et spécialistes soutiennent la thèse selon laquelle c'est du temple de Mercure, situé plus à l'ouest que viendrait ce nom (Mont Mercure.... Montmarcre.... Montmartre).
L'explication la plus serinée "le mont des martyrs", est assurément la plus fantaisiste.
Ce même Vacquer que contredisent ses collègues reconnaîtra s'être trompé quand il découvrira les substructions du temple de Mars à l'est du chevet de l'église, sur un espace aujourd'hui occupé par la rue du Cardinal Guibert et le flanc ouest du Sacré-Cœur. Peu importe! Le nom de Temple Debray subsistera longtemps après la rectification.
La maison n'a pas fini son voyage historique. Elle se transforme en restaurant au début du XXème siècle. Restaurant dont le nom n'est pas forcément engageant : "Chez ma concierge".
Et puis un beau jour, une belle personne haute en couleurs et au cœur plus grand que lui, le clown Mimiche remplace la concierge pour donner son nom au nouveau restaurant : "Chez Mimiche".
Mimiche a abandonné sa tenue de clown blanc mais il continue de pratiquer son instrument favori, le violoncelle. Il aime jouer avec Marcel Aymé avec qui il a noué des liens d'amitié, dans la fanfare créée par le peintre Gen Paul : "la Chignolle à Gégène".
La Chignolle à Gégène
L'enseigne aujourd'hui disparue le représentait penché sur son instrument.
Il faut dire quelques mots maintenant de cet homme exceptionnel dont le vrai nom est Michel Lafond, né à Boulogne sur mer en 1899. Il entre au Conservatoire pour apprendre le violoncelle. En même temps il est attiré par le cirque installé près de la boulangerie de ses parents. Il est doué et descend à Paris pour parfaire sa formation. La guerre le rattrape, il est mobilisé. Il échappe à la tuerie et quand il revient, il trouve un poste de violoncelliste au Café de Paris à Monaco. Ainsi jouera-t-il dans la cathédrale Saint-Charles pour le baptême du Prince Rainier.
Il n'a pas oublié son désir d'une autre vie, tournée vers les autres, afin de les faire rire et parfois pleurer. Quand il découvre les Fratellini, il décide de remettre sa tenue de clown blanc et de chanter, de raconter des histoires tout en ponctuant son numéro avec les mélodies joyeuses ou plaintives de son violoncelle. Il rencontre le succès sous le nom de Melody's et joue dans des salles prestigieuses comme l'Olympia ou le Lido.
Les Fratellini
Il se produit souvent bénévolement afin d'aider des orphelinats, notamment à Bruxelles, ville dont il recevra une décoration reconnaissante. Quand il rencontre les clowns Antonet et Baby, il se laisse entraîner par eux et, changeant de nom pour devenir Mimiche, petit nom affectueux qu'employaient ses parents, il se produit dans de grands cirques en France et à l'étranger.
Quand il revient à Paris, le poste convoité de chef d'orchestre des Folies bergère lui est proposé. Il l'accepte comme il acceptera celui du Caveau du Moulin Rouge. C'est l'époque où il se lie d'amitié avec quelques personnalités comme Edith Piaf ou Mermoz.
La 2ème guerre, on n'ose écrire la seconde, le rattrape une fois encore. Quand il est libéré, il passe d'un orchestre à l'autre, de Léo Vali à Ray Ventura et sa générosité naturelle, sa curiosité des autres font qu'il est apprécié de nombreux artistes comme Dufy, Lorjou, Jean-Pierre Cassel ou Marlène Dietrich.
Ray Ventura
Il décide de jeter l'ancre sur la Butte qu'il connaît bien puisque qu'elle est habitée par des gens qui sont devenus ses amis et avec lesquels il aime passer de longues soirées. Il y devient brocanteur-antiquaire puis, l'occasion faisant le larron, il tombe sur le 48 rue du Chevalier où ses économies lui permettent de créer son restaurant, ouvert aux amis, aux artistes, aux chanteurs des rues qui sont nourris dans cette bonne auberge!
André Roussard dans son dictionnaire des lieux de Montmartre évoque le restaurant dans ses heures joyeuses : "Une faune bien particulière de personnages farfelus, amateurs de canulars, attirait un grand nombre de jeunes femmes assez libres de moeurs. On y montait des canulars qui feraient dans les jours suivants l'actualité de la Butte. Par exemple, un jour on avait décidé d'installer nuitamment un panneau de rue avertissant le piéton du passage de gros gibiers. Ce panneau resta plusieurs mois...
Mimiche n'oublie pas sa ville natale où il se rend souvent pour parrainer l'orphelinat de la Marine dont il devient bienfaiteur. Sans avoir connu Poulbot, c'est à lui cependant qu'il ressemble le plus.
Poulbot et les gosses
Quand Jeanne, sa femme qui gérait le restaurant, meurt, il se retrouve seul et désemparé. Il passe des nuits entières à jouer sur son violoncelle. (Les sanglots longs des violons...)
Son instrument est un Cecilium qui résonne un peu comme un harmonium et qui fut souvent utilisé dans les églises quand leur orgue avait été détruit pendant la guerre.
Il meurt peu de temps après Jeanne.
Il a pris soin de donner son argent à des œuvres caritatives et de léguer son violoncelle aimé au Conservatoire de Boulogne où, silencieux, protégé par une vitrine, il attend le Jugement Dernier pour retrouver Mimiche.
La suite n'a pas grand intérêt. L'enseigne de Mimiche disparut.
Le restaurant connut plusieurs avatars, service rapide, trattoria, avant de devenir récemment un commerce qui attire les passants narcissiques qui désirent se faire photographier l'iris! Opération qui ne se fait pas à l'oeil!
C'est donc une parcelle de notre histoire montmartrois que raconte ce numéro 48 de la rue du Chevalier de la Barre. Une étincelle du joyeux kaléidoscope que fut notre Butte. Un temple romain, un clown, un violoncelle, du vin, des canulars, des rencontres amoureuses.... parfums d'une époque révolue mais que continuent de humer en passant les amoureux de Montmartre!
Mais je laisse la dernière parole à Mimiche qui a confié sa devise à son ami journaliste Roger Lemaire :
"Tu vois, ne penser qu'aux autres, c'est comme ça qu'on meurt heureux."