Je voudrais vous présenter un poète qui au temps de sa jeunesse folle fréquenta Montmartre et connut quelques un des écrivains et
des peintres qui aimaient se rencontrer et user les longues soirées de printemps et d'été à boire, fumer, polémiquer, recréer le monde et lancer des phrases et des idées comme des fusées de
détresse ou des grenades.
Je ne vous parlerai pas aujourd'hui de son histoire, de sa tentative après la défaite et l'avénement de Pétain de rejoindre
l'Angleterre en volant un avion (celui de son colonel !) ni de son crash dans les vignes du Médoc. Ses compagnons plus habiles ou plus heureux intégreront pour la
plupart l'escadrille Normandie-Niemen. Non, j'aimerais simplement vous proposer la lecture de deux de ses poèmes. Le premier,
il l'a écrit alors qu'il avait à peine 20 ans et qu'il rêvait, dans sa ville bourgeoise d'Arras, d'envol libre et de grands espaces, avec déjà, bien ancré en lui, le sentiment de l'éphémère et du
temps dévoreur.
Visages
Je mélange et je bats ainsi qu'un jeu de cartes
des visages figés que j'ai connus jadis.
L'épicier de ma rue avait des cheveux gris
il avait accroché dans sa chambre une carte
d'Air France et son salon était bourré d'atlas.
Il savait des pays que nous ne savions pas
longtemps nous l'écoutions immobiles et sages
dans l'arrière boutique aux vitres dépolies
qui ressemblait à la cabine d'un navire.
Odeur du thé, Ceylan et dattes de Palmyre
Epices et marées, Sénégal Oubangui,
Et quand il mourut, on apprit
que ce grand voyageur n'était jamais parti.
Elle est morte elle aussi la vieille "vieille fille"
qui m'offrait des bonbons et m'embrassait parfois.
Ses yeux bleus reflétaient des horizons tranquilles,
Elle ne regardait en cousant que ses doigts.
Etait-ce indifférence ou douloureux regrets
Ou bien revivait-elle au loin par la pensée
dans la refloraison de ses fièvres passées
ce qui aurait pu être et n'avait pas été ?
Dans un tiroir au bois usé
des lettres d'amour se fânaient
en petits paquets ordonnés
que des rubans roses nouaient.
Fillette aux cheveux blonds je vous ai bien aimée
O naïve fraîcheur des premières amours
quand on croit pour de bon qu'on s'aimera toujours.
Sous mes baisers vous frissonniez
et vos joues ressemblaient à des pommes d'amour.
Fillette aux bras légers
sur nos étés il a neigé
Vous souvient-il de nos serments
et de nos étreintes d'enfant ?
Les hirondelles se croisaient
la cloche à l'église tintait
nos coeurs à son rythme battaient
Je n'ai plus retrouvé de semblables baisers.
C'était un très grand homme au parfum de lavande
de vieille pipe et de bruyère
qui connaissait bien des légendes
et les contait comiquement
en faisant cligner ses paupières.
Sa barbe poussait rude et jaune
elle était comme un champ de chaume
quand le faucheur a moissonné.
Il m'apprenait à braconner...
Encor d'autres visages
et puis d'autres encor
comme des paysages
paraissant sous mes yeux
portraits jaunis et vieux...
Je mélange et je bats, mais il manque des cartes
Destin joueur et fol où les as-tu perdus
ces visages brouillés qu'on bat comme des cartes
Visages d'autrefois qu'êtes-vous devenus ?
Cet homme-là n'était pas fait pour la vie familiale et rangée. Il eut poutant sept enfants. Il ne connut jamais la haute mer mais
passa sa vie professionnelle dans un bureau parisien. Après avoir écrit deux recueils : Sur fond de Gueule et Le Passeur de Nuages, il continua dans l'espace de liberté que sa vie lui
concédait à créer et à mettre en mots ses désirs et ses désillusions. Le deuxième poème que je vous propose, il l'a écrit un soir de solitude et l'a envoyé à ses enfants comme une
bouteille à la mer.
A mes enfants
Inéluctablement avec le crépuscule
Je vois autour de moi s'insinuer la mer,
Submergeant lentement d'ombre et de ridicule
Epaves et déchets et souvenirs amers.
Seul et sans le secours de tous ceux que j'aimais,
J'attends l'enlisement préludant au naufrage
Tandis qu'à mes pieds l'eau vient signer sur la plage
Le destin que jamais je n'ai pu dessiner.
Ah! que soudainement tout devient dérisoire
Quand on croit voir au ciel un peu d'éternité,
Quand la mer sourdement vient noyer la mémoire
Mêlant à ce qui fut ce qui n'a pas été.
C'est le temps où la solitude
Se fait douce au coeur fatigué
Où l'on cesse d'être Latude
Où meurt l'envie de s'évader.
Le temps des rendez-vous perdus
A guetter ceux que l'on espère
Ceux qu'on aime ne viennent plus
Viennent ceux qui nous indiffèrent.
Le temps où ressurgit l'efance
Sans les espoirs qu'elle portait
Où prisonnier de l'impuissance
Il faut apprendre à s'accepter.
C'est le temps de la nuit des temps
Que les ans lentement délaissent,
Où l'on n'a, marcheurs hors d'haleine,
Plus le temps de perdre son temps.
Enfants tant bien aimés, poucets que j'ai perdus
Dans les rets de la nuit, les chemins de traverse,
Saurez-vous pardonner au vieux berger fourbu
Qui dans tous vos chagrins bien malgré lui vous laisse ?
Faites que son amour, comme fit Véronique,
Se grave dans vos coeurs en un reflet unique,
Que sa prière à Dieu soit votre sauf-conduit
Inscrit avec ces mots qu'à vous il n'a pas dits.
Comme l'albatros de Baudelaire tombé sur le plancher, il est aujourd'hui dans une maison de retraite où un rongeur sinistre s'attaque à sa mémoire.
Je voudrais te dire que je t'admire et que je t'aime, mon père.