...Bien sûr quand on pense à Gainsbourg on pense à la rue de Verneuil où il a vécu et où il a tiré sa révérence, mais c'est oublier l'importance qu'a eue Montmartre dans sa vie.
A l'occasion de l'ouverture de sa maison-musée, je republie cet article écrit il y a plus d'un an.
C'est dans la Nouvelle Athènes, 11 bis rue Chaptal qu'il vient vivre en 1932 alors qu'il n'a que 4 ans avec ses parents Joseph et Olia Ginsburg.
Il est né près de Notre-Dame, à l'Hôtel-Dieu, de parents qui ont fui Odessa. Tous deux artistes, elle chanteuse lyrique, lui pianiste, ils courent les cachets aussi modestes fussent-ils pour permettre à leur famille de vivre correctement.
Serge qui s'appelle alors Lucien a une sœur jumelle, Liliane, et une sœur aînée, Jacqueline, de deux ans plus âgée. Le frère aîné, Marcel, n'a pas survécu à une pneumonie.
La rue Chaptal n'est pas une adresse passagère. C'est là que pendant quinze ans la petite famille va vivre.
Lucien, Jacqueline et Liliane Ginsburg
C'est dans le petit appartement que Lucien subit avec ses sœurs des leçons de piano. En effet quand on a 6 ou 7 ans, on apprécie moyennement l'heure d'exercice pianistique que vous imposent vos parents, chaque jour à la sortie de l'école. Exercices qui se terminent souvent dans les larmes.
Il est comme il le dira, un enfant trouillard qui a du mal à s'endormir et dont les rêves sont peuplés d'images inquiétantes venues des contes qu'il dévore (Grimm, Andersen). Sur le petit lit pliant installé dans la salle à manger qui lui sert de chambre, il appelle Jacqueline afin qu'elle le rassure la nuit tombée.
Enfant solitaire, il joue seul le plus souvent avec son meccano ou des voitures miniatures. Il aime son fusil à air comprimé qui lui est confisqué lorsqu'il casse un carreau de l'école maternelle en face de chez lui.
Il descend la rue Blanche pour aller au square de la Trinité, devant l'église qu'il n'aime pas " la plus laide église que j'aie jamais vue".
Il joue au ballon ou il fait flotter un bateau sur le petit bassin aux fontaines.
Parmi ses souvenirs liés à la chanson, il y a cette rencontre avec Fréhel qui habitait le même quartier, cité Chaptal et qui était alors très populaire.
Le jeune Lulu venait de recevoir la croix d'honneur dans son école et rentrait fièrement, en l'exhibant.
Fréhel passait par là et émue par le gamin se pencha sur lui.
Voici comment en parle sans ménagement Gainsbourg :
"J'avais neuf-dix ans et voilà que je croise Fréhel qui ressemblait à un tas immonde et qui habitait à deux pas, dans l'impasse Chaptal où il y avait le Grand Guignol. Elle se baladait dans la rue avec un pékinois sous chaque bras, en peignoir, avec un gigolo à distance réglementaire, cinq mètres derrière, comme à l'armée. Je revenais de mon école communale et j'avais la croix d'honneur sur mon tablier. Fréhel m'a arrêté, elle m'a passé la main dans les cheveux, elle m'a dit : T'es un bon petit garçon (elle ne me connaissait pas!). Tu es sage à l'école, je vois que tu as la croix d'honneur, alors je vais te payer un verre. Je revois parfaitement la scène, c'était en terrasse du café qui fait le coin de la rue Chaptal avec la rue Henner. Elle s'est pris un ballon de rouge et m'a payé un diabolo grenadine et une tartelette aux cerises."
Au 15 rue Chaptal, le café et sa terrasse sont toujours là. A nous d'imaginer Fréhel et ses deux pékinois, son gigolo à proximité, assise à côté de Lulu qui arborait sa croix d'honneur, peu de temps avant de la remplacer par l'étoile jaune, son "étoile de shérif".
"L'étoile de shérif" c'est ainsi que Lulu appelle l'étoile jaune qu'il est contraint de porter, cousue sur son tablier.
Il fréquente l'école de la rue Blanche où son instituteur, monsieur Charlet, plutôt que de prononcer son nom l'appelle "le petit juif".
Cette période de sa vie fait penser à celle d'un autre enfant, moins aimé cependant, le jeune héros des 400 coups. Rappelons que Truffaut passa son enfance non loin de la rue Chaptal, 33 rue de Navarin dans le 9ème arrondissement où il fera habiter dans son film, sorti en 1959, Antoine Doinel et ses parents.
Lucien n'aime pas l'école. Il rêve, il fait la classe buissonnière, il chaparde dans les magasins : "Je deviens un petit voleur. Je chaparde des soldats de plomb de grand prix, des petites voitures de course, des pistolets que j'arrachais des panoplies et faisais tomber dans mon cartable."
Joseph entouré de Lucien , Liliane et Jacqueline (debout)
La famille depuis la fin des années 30 passe l'été à Dinard où Josef exerce son art de pianiste dans des établissements comme le Balnéum. L'été 40, la famille envisage de ne pas rentrer à Paris afin d'échapper aux menaces qui se précisent. Lucien ne souffre pas de ce premier exil temporaire à Dinard. Jacqueline parlera de cet été comme un temps de vacances et d'insouciance : "Comme les enfants sont inconscients, la grande attraction c'était d'aller sur la place du Marché regarder l'arrivée des camions et des charrettes de l'exode."
Mais il faut renoncer au retour à Paris où la chasse aux Juifs est de plus en plus active, avec un peu plus haut à Montmartre, un Céline dont les écrits violemment antisémites sont largement diffusés.
C'est à Limoges, ville accueillante aux persécutés que se réfugient les Ginsburg. Il est cependant plus prudent de changer de nom et Ginsburg se mue en Guimbard, allusion peut-être à la guimbarde, modeste instrument de musique, appelé aussi "jew's harp" aux Etats-Unis où il accompagne les récits d'humour juif. Pour plus de sécurité, il est interne au collège de Saint Léonard de Noblat.
Par chance le proviseur protège les Juifs et lorsqu'il apprend la visite de la milice, il prévient Lucien.
"Petit Ginsburg, il va y avoir une descente des miliciens pour voir, s'il n'y a pas de sémite ici. Je te donne une hache, tu files dans les bois et si tu croises des SS ou des miliciens, tu dis que tu es fils de bûcheron. J'ai attendu quelques jours et il m'a contacté en disant: tu peux rentrer."
La guerre finie, Lucien reprend ses études à Condorcet où il s'ennuie. Il provoque la colère de ses parents en refusant d'aller jusqu'au bout de la terminale et de passer le bac (1945).
Académie de Montmartre (Fernand léger) 104 bd de Clichy
Il continue de fréquenter avec plaisir l'Académie Montmartre devenue Académie Fernand Léger où il apprend le dessin et la peinture.
C'est là qu'il rencontre en 1947 Elisabeth Levitsky, fille d'immigrés russes et mannequin.
Elle habite près de la place Clichy où il la raccompagne après les cours et où il finit, malgré sa timidité par lui demander s'il peut monter chez elle. C'est Elisabeth qui évoque ce moment : "On se disait vous, il m'expliquait tous les accords de guitare très compliqués. Moi j'étais sur le lit de ma toute petite chambre et je me disais : "Qu'est-ce qu'il attend?" Il était trop tard pour son dernier métro. Alors je me suis poussée et je lui ai dit : "Viens donc!" Il s'est assis à côté de moi, il a posé sa guitare et il a éteint..."
Autoportrait
C'est le début d'une vie de bohême marquée par "la dèche" et l'amour. Serge continue de peindre sans oser vendre ses toiles. Il dira plus tard que cette période a été malgré la misère une des plus belles de sa vie :
Enfants au square, tableau offert par Gainsbourg à Greco.
"J'avais trouvé là un art majeur qui m'équilibrait... La chanson et la gloire m'ont déséquilibré. J'ai tellement aimé la peinture..."
Bientôt les amoureux vont quitter Montmartre pour changer de rive et habiter notamment à l'hôtel Royer Collard (aujourd'hui disparu) près de la Sorbonne, dans la chambre où avaient vécu un temps Verlaine et Rimbaud et à côté d'un autre couple, Léo Ferré et Madeleine.
L'histoire de Gainsbourg et Montmartre s'arrête là. Ses rêves d'être un grand peintre cesseront un peu plus tard.
Il a épousé Elisabeth en 1951 et a divorcé six ans plus tard. Elle ne supportait pas les nombreuses conquêtes de son mari qui avouera: "Parce que je suis con... Parce que je suis polygame."
Nous pouvons encore citer quelques attaches avec Montmartre comme le cabaret "chez Madame Arthur" où il remplace son père au piano, ou les Trois Baudets où il rencontre Canetti qui le pousse à se lancer sur scène.
C'en est fini du Gainsbourg de la Butte. On prétend que l'homme est l'enfant ce celui qu'il a été avant son adolescence... Serge Gainsbourg est donc l'enfant du montmartrois Lucien Ginsburg de la rue Chaptal et du boulevard de Clichy!