L'exposition du musée de Montmartre (14 octobre 1922-19 février 2023) rend enfin justice à cette femme hors du commun que fut Fernande Olivier, figure importante du Montmartre à son apogée de créativité et de misère.
La misère, elle connaît... Celle dont sont victimes les femmes. Elle naît en 1881 d'une mère abusée par un homme qui ne reconnaît pas son enfant.
Elle s'appelle Amélie Lang et lorsqu'elle est adolescente, elle est violée par un homme qui, après la naissance d'un garçon, l'épouse et continue de la maltraiter et de la violenter. Elle trouve la force de réagir et de s'enfuir de l'enfer. Elle a 19 ans.
Elle trouve refuge au Bateau-Lavoir et réussit à survivre en posant pour des peintres alors renommés comme Henner ou Cormon jusqu'au jour de 1904 où elle rencontre Picasso. Un article de ce blog raconte son existence tumultueuse avec le peintre génial et peu respectueux des femmes.
Picasso boulevard de Clichy après avoir quitté le Bateau-Lavoir
"Je rencontrai Picasso comme je rentrais chez moi un soir d'orage. Il tenait entre ses bras un tout jeune chat qu'il m'offrit en riant tout en m'empêchant de passer. Je ris comme lui"
Elle s'installe chez lui en 1905 pour une liaison qui va durer jusqu'en 1911 et qui est d'une extraordinaire fécondité pour le peintre qui va passer de sa période rose au cubisme.
L'exposition présente quelques œuvres de cette période, à commencer par l'eau forte "le repas frugal" dont Fernande écrit : "De ce couple famélique se dégage une intense expression de misère et d'alcoolisme d'un réalisme effrayant."
Portrait de Fernande Olivier (1906)
Picasso prend Fernande pour modèle et ne se lasse de la représenter. "Quand je me réveille, je le trouve à la tête du divan. Il fait constamment des portraits de moi."
Tête de Fernande de profil (1906)
Il réalise des sculptures avec Fernande pour modèle comme dans cette "Femme se coiffant".
Ce geste féminin qui rassemble les cheveux afin d'en faire un chignon, inspiré de Gauguin, deviendra un thème fréquent chez Picasso.
Tête de femme (Fernande) 1906
Les différentes sculptures permettent de constater l'évolution de Picasso vers le cubisme. Dans la dernière, inutile de chercher une ressemblance avec le modèle qui est devenu prétexte à expérimentation artistique et se fragmente comme on le voit dans la toile "Femme assise dans un fauteuil" de 1910 où la mutation de Fernande s'achève.
Cette toile qui décompose Fernande et la recrée en une autre créature où elle n'est plus elle est comme symbolique de sa liaison avec Picasso. Notons que peu d'œuvres où elle figure sont exposées, sans doute trop couteuses à assurer pour le musée. C'est là la limite de cette exposition qui, il est vrai, a prévu la critique en complétant son titre "dans l'intimité du Bateau-Lavoir".
Fernande Olivier (1907)
Nous trouvons donc, formant l'essentiel de l'expo, des photos et quelques toiles des peintres qui fréquentèrent le fameux Bateau. Van Dongen, y habita et il y réalisa quelques- uns des plus beaux portraits de Fernande.
Portrait de Fernande Olivier (1907)
Il pense encor à Fernande Olivier lorsqu'il illustre le livre de Dorgelès "Au beau temps de la Butte"
Van Dongen (de dos) Fernande et Picasso, Apollinaire et Max Jacob aux "Enfants de la Butte" rue des Trois Frères.
Fernande Olivier et Dolly, la fille de Van Dongen
Portrait de Fernande Olivier (commencé en 1904)
Nous rencontrons également Joaquim Sunyer qui fut sans doute amant de Fernande avant qu'elle ne rencontre Picasso et son chaton.
"Il a commencé un portrait de moi qui me semble réussi mais c'est une peinture qui manque de personnalité."
Une autre toile de Sunyer est exposée. Elle représente la rue Lepic et a un côté fantastique avec l'ombre du cheval sur les immeubles.
Le verre (Braque 1911)
Fernande Olivier assiste à la naissance du cubisme sur lequel son jugement est honnête et modeste : "Je ne veux pas faire l'apologie du cubisme que je ne puis ni expliquer, ni admirer. Simplement il m'intéresse et m'est sympathique surtout parce que je l'ai vu naître et que j'en ai suivi la lente élaboration"
Pierrot à la guitare (Juan Gris 1919)
Elle rencontre Braque bien sûr et Juan Gris qu'elle juge sans ménagement : "Gris sans grands dons mais malin".
Autoportrait (Marie Laurencin 1909)
Parmi les autres amis de "la bande à Picasso" figurent bien sûr Apollinaire et Marie Laurencin.
Portrait de Max jacob (Marie Laurencin 1908)
Au sujet de Max jacob, Fernande écrit : "Une séduction extrême, personnelle, toute spirituelle, se dégageait de sa personne."
Il y eut, en 1908, organisé par Fernande le fameux banquet en l'honneur du Douanier Rousseau admiré de Picasso et dont "l'Enfant à la poupée" figure dans l'exposition.
Fernande Olivier devant le Lapin Agile
En 1911, le couple bat de l'aile depuis plusieurs mois, notamment depuis le départ du Bateau-Lavoir pour un appartement et un atelier boulevard de Clichy, symbole de "l'embourgeoisement" du peintre qui dit alors de celle qui l'a aidé dans ses années difficiles et qui l'a aimé : "Elle est belle mais elle est vieille"! Il s'éprend d'Eva Gouel tandis que Fernande négligée depuis trop longtemps tombe amoureuse du peintre italien Ubaldo Opi.
Eva Gouel -Ubaldo Opi
1912 est l'année de la rupture définitive. Ici cesse l'histoire d'un couple formé d'une femme douée et amoureuse et d'un peintre génial et dominateur. Pendant ces années communes, il exigea qu'elle abandonnât toute création artistique et cessât de peindre, il profita de son dévouement et de sa disponibilité avant de la congédier pour plus jeune et plus belle.
Fernande Olivier après quelques petits boulots, après une liaison passagère avec l'acteur Roger Karl, choisit de vivre seule. Elle publie en 1933 un livre "Picasso et ses amis" dont l'exposition cite de nombreux extraits.
Autoportrait par Fernande Olivier (1935)
Plus tard, elle décide d'écrire son journal mais Picasso, une nouvelle fois, va décider de sa vie en achetant son silence et versant chaque année un million des francs d'alors pour l'empêcher de le publier. On peut le comprendre tant sonne juste et aigüe son analyse des années où elle ne fut pour les peintres et les écrivains qui fréquentaient le grand artiste que "la belle Fernande". "Ce qui, écrit-elle dans ses souvenirs, m'a donné la mesure de leur appréciation. Je n'avais donc représenté pour eux qu'une valeur toute physique. Au fait qu'auraient-ils pu savoir de moi?"
Elle meurt en 1966, Picasso en 1973 et ce n'est que quinze ans plus tard que le livre est publié sous le titre "Souvenirs intimes".
Fernande Olivier (Picasso)
Etrange destinée que celle de Fernande Olivier aujourd'hui célèbre grâce aux nombreuses œuvres d'importance que son amant lui consacra et qui en retour nous livra de précieuses informations sur lui, les peintres et artistes qui vivaient autour de lui. C'est elle aussi que l'on apprend à connaître, humble et réaliste, le regard parfois sans concession, mais toujours éclairé par les braises du feu que nourrit son amour au temps où le Bateau-Lavoir était un bateau ivre.
"Compagne fidèle des années de misère, je n'ai point su être celle des prospères. C'est à cette époque que je me suis trouvée heureuse. C'est là aussi, hélas! que j'ai laissé une partie de ma jeunesse et toutes mes illusions."