Si Toulouse fait de lui son barde officiel et chante comme une marseillaise la poésie qu'il lui a dédiée, Paris plus modestement rappelle qu'il est venu, enfant, avec sa famille, rue Condorcet et qu'il a vécu jusqu'à sa mort dans la capitale.
S'il a fréquenté avec plus ou moins de bonne volonté le lycée de l'avenue Trudaine, c'est plus tard à Montmartre qu'il se lance, au cabaret du Lapin Agile et c'est à Montmartre qu'il choisit de vivre pendant des années, dans une des belles maisons de l'avenue Junot à quelques pas de la place qui va recevoir son nom.
Montmartre où on ne peut prendre la mort au sérieux puisque le cimetière est à côté de la vigne, lui rend aujourd'hui un hommage ému.
Le poète n'aimait pas les grands discours, aussi les orateurs, modestes et respectueux ont-ils évité les phrases ronflantes.
Il y eut Eric Lejoindre, maire du XVIIIème… le moins inspiré mais heureusement assez bref.
Yves Mathieu propriétaire du Lapin Agile où Nougaro fit ses débuts et qui fut la vie durant un de ses amis fidèles a lu une lettre que lui avait adressée le chanteur. Des mots simples et chaleureux. "La seule mafia" pour Nougaro était, comme il l'écrit dans cette lettre celle des amis...
Hélène que Nougaro rencontra en1984 et qui fut son dernier grand amour, "la femme de ma mort", se souvint du jour où elle vint avenue Junot retrouver celui qui allait être l'homme de sa vie!
Théa une des trois filles de Nougaro eut du mal à cacher son émotion en évoquant son père
Le garde champêtre de Montmartre Bernard Beaufrère lut "clodi clodo" avec une vigueur de boxeur, les mots à la rime sonnant comme des coups de poing. J'ignorais qu'il avait un tel talent de comédien!
"Litron dans la fouille
Il part en quenouille
Dans l'avenue Junot"...
Notre maire à tous, Anne Hidalgo rappela combien son enfance et sa jeunesse avaient été marquées par les chansons de Nougaro. Elle fit néanmoins une petite erreur en situant la nouvelle place au cœur des Abbesses! Elle ne doit pas être montmartroise!
Un orchestre de cuivres rythma la cérémonie en jouant quelques un des airs les plus connus de Nougaro… très près des oreilles de Marcel Amont (casquette noire) pour qui Nougaro avait écrit une chanson.
… Et maintenant Paris compte une nouvelle place. Nougaro n'a évincé personne car c'est d'un espace libre entre l'avenue Junot et la rue Caulaincourt qu'il a pris possession, entre la statue d'Eugène Carrière et la place Constantin Pecqueur.
Il y sera bien, non loin du Lapin Agile, de l'allée des brouillards qu'il chanta… sous des arbres qui ne demandent qu'à refleurir et à chanter "Mai, mai mai, Paris mai…"
Un petit spectateur attentif finit par fermer les yeux… Ce n'est pas que les discours l'ennuient ni que les cuivres le fatiguent, non, c'est qu'il se sent bien, en bonne compagnie avec des gens qui aiment la poésie et la chanson et qui aiment encore plus Paris depuis qu'une place porte le nom de Claude Nougaro!
Entre les rues de Maubeuge et des Martyrs, la rue Condorcet court sur près de 600 mètres en offrant une belle unité architecturale.
Rue Condorcet, hauteur rue des Martyrs.
Elle n'est pas née telle qu'elle est aujourd'hui et l'accouchement s'est fait en deux étapes.
En 1860, elle est ouverte entre la rue des Martyrs et la rue Rodier. Elle est alors le prolongement de la rue Laval (celle du Chat Noir, aujourd'hui rue Victor Massé) et elle reçoit le nom, après un gros effort d'imagination de la part de ses concepteurs de rue "Laval prolongée"!
Rue Condorcetsur la rue de Maubeuge. En arrière plan les clochers de St-Vincent de Paul et les superbes immeubles de la rue d'Abbeville.
Un an plus tard, une portion est construite, après avoir absorbé la cité Turgot, qui va jusqu'à la rue de Maubeuge. Les deux parties sont réunies en 1865 et patientent encore trois ans avant de recevoir leur nom toujours actuel de Condorcet.
Nul ne trouvera à redire sur cet hommage rendu à un homme qui fut l'un des plus éminents esprits des Lumières.
Chacun connaît son œuvre, ses idées, et comment il imagina une réforme du système éducatif ainsi que du droit pénal, dans un sens humaniste et social. Je retiens pour ma part sa révolte contre le viol du principe d'égalité qui excluait les femmes de leurs droits de citoyennes.
Il défendit des idées que reprendront les féministes, les différences entre hommes et femmes seraient moins naturelles que construites socialement et renforcées par des lois injustes.
Condorcet retrouvé mort dans sa cellule
Cet homme qui ne transigeait pas avec la morale, étant opposé à la peine de mort, vota contre la mort de Louis XVI. Quand en 1793 le vent tourna et que Robespierre fit un temps la loi, un mandat d'arrêt fut lancé contre lui. Il se cacha pendant 9 mois avant d'être arrêté, jeté en prison. On l'y retrouva mort. Le mystère reste entier sur les raisons de sa mort. S'est-il empoisonné? A t-il été exécuté? A t-il été victime d'un AVC comme il en avait déjà subi un deux ans plus tôt?
Tombeau vide de Condorcet au panthéon
Toujours est-il que l'on ne peut que se réjouir qu'une rue de notre quartier porte le nom d'un tel homme, d'un citoyen comme on aimerait en trouver un plus grand nombre à notre époque!
Il a été transféré en 1989, pour le bicentenaire de la révolution, au Panthéon. Transfert tout symbolique puisqu'on n'a rien retrouvé de son corps inhumé dans la fosse commune du cimetière de Bourg La Reine.
La rue commence avec de beaux immeubles qui depuis 2008 sont le siège social de GRDF. En 1824 il y avait à cet emplacement une usine à gaz hydrogène. Après plusieurs avatars y fut construit le siège social de la Compagnie Française du gaz par l'architcte Léon Armand Darru qui lui donna l'allure d'un somptueux hôtel particulier.
De cette époque datent de nombreuses photos des employés du gaz.
Le 3
Le 3 en 1902.
Le 3 est un bel immeuble de la fin du 2nd Empire comme la plupart de ceux qui forment la rue. Il est signé AD Mercier. Il y eut à l'origine un commerce de vins et liqueurs. Aujourd'hui la passementerie a eu raison de l'absinthe!
Immeuble original au 16 avec un pan coupé en arrondi et un lion plutôt renfrogné. Il a été construit en 1895 par l'architecte A Wolfrom. La partie sculptée est due à Rousseau. Il a pour autre particularité d'avoir son jumeau au 18...
Le 18
Le 18 en 1904
Nous retrouvons le nom de certains architectes sur plusieurs immeubles de la rue. Ainsi en est-il des 13, 17, 19, 33... tous dus à L. Monier en 1882. Cette architecture post haussmannienne de qualité donne à bien des rues de Paris son unité de pierres claires, de fonte et d'ardoises.
Les 13, 17 et 19.
Au 21 est née Cosette Harcourt (1900-1967) qui est l'une des fondatrices du célèbre studio Harcourt dont la plus grande renommée date des années 50.
On ne compte plus les "portraits" d'acteurs, de chanteurs, d'écrivains passés par ce studio!
Barthes le mentionne dans ses "Mythologies" : "En France, on n'est pas acteur si l'on n'a pas été photographié par les studios d'Harcourt".
Le 21 donne sur la rue Rochechouart et une petite place où trois rues se rencontrent : Condorcet, Rochechouart et Turgot.
Sur le côté pair se dresse un imposant immeuble.
Il a été construit par Georges Farcy en 1910. Cet architecte qui a élevé dans le quartier de beaux immeubles dans la rue Lentonnet voisine sait allier rigueur et fantaisie. Un buste orne le pan coupé sur la rue de Rochechouart tandis qu'on devine au dernier étage des médaillons de l'architecte et de sa femme.
Le 26
Au 26 dont l'architecte est L. Bernard et qui a été construit en 1869 a vécu le sculpteur Jules Salmson (1823-1902.)
On lui doit entre autres les cariatides du théâtre du Vaudeville (aujourd'hui Gaumont Opéra) et la statue en bronze de la Dévideuse du, musée d'Orsay.
La dévideuse (Jules Salmson. Musée d'Orsay)
Le 34
La proue du balcon du 34 entre rues Turgot et Condorcet
Au 34 a vécu Lugné-Poe (1869-1940) qui fut acteur, metteur en scène et surtout fondateur du théâtre de l'Œuvre qui défendit le théâtre symboliste en réaction au théâtre réaliste d'Antoine.
L'Annonce faite à Marie de Claudel y est créée en 1914.
Le 38, comme le 40 a été primé au concours des plus belles façades parisiennes
Le 38
Le 40
Les deux immeubles récompensés sont signés de l'architecte M. Fiquet.
C'est au 40 que vécut quelques années le dramaturge Henri Bernstein (1879-1953) qui s'illustra dans le théâtre de boulevard et dirigea le Gymnase. Pendant la guerre pour échapper aux rafles antisémites, il s'exila aux Etats-Unis où il écrivit un portrait incendiaire de Pétain "Portrait d'un défaitiste". Alain Resnais a réalisé son film Melo en reprenant sa pièce homonyme.
Mélo (Resnais. Azéma Dussolier)
Quelques citations de Bernstein :
"En amour, comme d'ailleurs en art, l'intelligence toute sèche, toute nue, est une disgrâce."
"Un ménage cesse d'être un ménage quand c'est le chien qui apporte les pantoufles et que c'est la femme qui aboie." (un peu daté non?)
"L'intuition c'est l'intelligence qui commet un excès de vitesse".
Au 43 le jeune Claude Nougaro a passé plusieurs années alors qu'il était lycée avenue Trudaine.
La plaque toute fraîche a été inaugurée en septembre 2019.
Le poète-chanteur donne du travail aux faiseurs de plaques commémoratives car il a connu à Paris de nombreuses adresses dont une des plus belles est sans doute sur la Butte, 28 avenue Junot. (J'ai reçu une invitation et j'irai avec plaisir assister à l'inauguration de la place Nougaro en bas de l'avenue le 28 Novembre).
Le 51 bis
Nous restons dans le monde du spectacle avec le 51 bis ou a vécu Jane Sourza (1902-1969) qui eut sa période populaire avec des émissions radio comme "Sur le Banc" (qui deviendra un film) avec Raymond Souplex son partenaire de théâtre de trente années. Pendant l'occupation elle continua de jouer aux Deux Ânes, participa à Radio Paris et fit même un voyage en Allemagne organisé par la propagande nazie. Tout cela ne lui valut qu'une année d'interdiction de travail à la Libération.
Sur le banc (Souplex Sourza)
Regrettons que cette vraie Montmartroise, née sur la Butte, se soit ainsi compromise. Reste sa filmographie abondante. Pas un seul film cependant à citer parmi tous ses navets!
Au 55 vécut pendant 30 ans un "homme de lettres et poète" dont j'avoue que j'ignorais le nom! Un nom pourtant charmant.
J'ai trouvé de lui un recueil de poèmes "Papillons couleurs de lune" et j'ai découvert un poète sans pathos, peut-être injustement oublié.
"(…) On cherche en vain dans l'armoire au beau linge,
Sous la pile des draps les frissons mis au frais :
Ni fleur ni temps d'été ne se gardent jamais.
...Alors… Bonjour, mon cœur… Et vous adieu méninges,
Aujourd'hui seul est vrai...
Le 60
Au 60 a vécu un compositeur un peu oublié aujourd'hui, Francis Thomé (1850-1909). Il a été populaire grâce à ses opérettes et à des pièces pour piano.
Il aimait la poésie et a écrit de nombreuses adaptations musicales de poèmes de Gautier, Leconte de Lisle ou Victor Hugo.
Il est enterré au cimetière Montmartre et c'est Landowski (auteur du célèbre Christ de Rio) qui conçut son monument funéraire.
Le 68
Le 68 est digne d'attention. Il est dû à l'un des plus grands architectes et érudits du XIXème siècle : Viollet Le Duc.
Alors que la mode est encore aux décorations sculptées et à la surcharge des façades, on voit ici un dépouillement, une simplicité d'autant plus remarquables que l'immeuble a été construit par et pour son architecte!
C'est là qu'il vécut pendant les 17 dernières années de sa vie. On parle de nouveau de lui depuis l'incendie traumatisant de Notre-Dame qu'il restaura avec génie, c'est à dire audace et respect. La flèche qui est un de ses plus grands chefs d'œuvre, sera, on l'espère refaite à l'identique.
Le 69
Le 69 a abrité au début du XXème siècle une boutique de lingerie devant laquelle Viollet le Duc a dû passer bien qu'elle n'eût rien de gothique!
Nous quittons la rue Condorcet, ancienne rue Laval prolongée au moment où elle arrive rue des Martyrs… par où passèrent St Denis et ses compagnons avant d'être décapités un peu plus haut à une époque où hélas Condorcet n'existait pas pour les défendre et s'opposer à leur mise à mort !
L'affiche intrigue avec son animal aux mains pendantes et au faciès de suricate. Elle invite à entrer dans la Halle Saint-Pierre pour plonger dans un univers angoissant, ce qui demande un effort de volonté alors que les raisons de s'angoisser sont déjà fournies à foison par l'actualité!
Roger Ballen a 69 ans. Né à New-York, c'est en Afrique du Sud qu'il vit et c'est là qu'il a commencé à photographier des habitants des campagnes ou des faubourgs. Des êtres qui vivent dans le dénuement et dont la misère a agressé le corps quand ce n'est l'esprit.
Man drawing chalk faces 2000
Brian with pet pig 1998
Broken bag 2003
Avec les années son travail a évolué vers des photos scénarisées, en noir et blanc, où réalité et cauchemars se mêlent. Les rats sont omniprésents, liés à une humanité occupée à des activités absurdes ou terrassée par le sommeil ou l'abandon.
Head below wiress 1999
Il y a dans ses compositions un surréalisme habité par la mutilation et la mort. Les poupées inquiétantes abritent des rats, les animaux sont figés dans la mort et leur cadavre empaillé est utilisé comme sont utilisés dans notre société ces êtres "inférieurs" qui ne servent que notre intérêt au mépris de leur sensibilité.
Evidemment nous sommes en présence d'un artiste habité par un monde sans joie mais créateur d'un univers original et puissant. Un univers qui nous invite à nous interroger et à réagir. La solitude, la menace, le non-sens de l'existence sont les ingrédients d'une œuvre qui a quelque chose d'une adolescence en crise.
Bubble bath 2016
Eugene on the phone 2000
Open up 2012
Family room 2014
Trophy hunter 2018
Dans ses compositions sont intégrés des dessins qui relèvent de l'art que l'on dit brut. Ils ont une fausse naïveté enfantine et ils permettent au monde de l'enfance trop souvent idéalisé et édulcoré de faire irruption avec une force grinçante. Parfois ne sont exposés que les dessins, comme des gravures rupestres. Ils sont peut-être ce qu'il y a de meilleur dans cette exposition.
Head inside shirt 2001
Lady in blue 2018
Un étage de l'exposition est consacré à des compositions faites de mannequins désarticulés.
Un mannequin réaliste figure Ballen lui-même appareil photo entre les mains. Il est assis sur un tabouret au centre de l'espace et il tourne comme s'il surveillait les visiteurs pour les intégrer aux tableaux mortifères qu'ils regardent.
Caged 2001
Je n'ai pas pris un grand plaisir à cette balade dans le monde de Ballen. Je reconnais l'originalité et la valeur des créations de cet artiste qui dans ses meilleures œuvres peut évoquer de loin un Jérôme Bosch, de plus loin encore un Lautréamont.
Suspended 2012
Dogfellows 2014
Il n' y a rien qui puisse un moment reposer votre regard, rien qui cherche à plaire. Le plaisir en art est passé de mode. Il faut être interpelé, mis en cause, violenté…
Notre époque n'est plus à la jouissance mais à la souffrance. En cela Ballen est parfaitement de notre temps.
Puppy between feet 1999
Libre à chacun d'aller souffrir avec lui, de participer à sa "réflexion sur l'absurdité de la condition humaine" et d'assister à sa "quête psychologique personnelle".
Vous avez le temps de programmer votre visite puisque l'exposition durera jusqu'au 31 juillet 2020. Choisissez un jour ensoleillé de préférence!
Tout a été écrit sur le "grand" peintre… Les amoureux de Montmartre connaissent bien les lieux qu'il a fréquentés et les endroits où il a vécu… et surtout les premières années de misère et de génie, rue Gabrielle d'abord, au Bateau-Lavoir ensuite...
Nous avons vu comment Fernande Olivier l'aida dans ces années difficiles...
Mais le succès venant, l'homme évolua et prit goût à une vie plus aisée. Il choisit donc une nouvelle adresse, encore proche du Montmartre de la bohême mais déjà aux frontières des quartiers bourgeois du IXème arrondissement...
11 bd de Clichy.
… Et voilà le 11 boulevard de Clichy! C'est là qu'il choisit d'habiter avec Fernande Olivier qui le voit avec appréhension "s'embourgeoiser".
11 bd de Clichy. Manach, Torrès Fuentès et Picasso devant le portrait d'Iturrino.
Le 11 est un bel immeuble qui appartient à Théophile Delcassé, ancien ministre des Affaires Etrangères qui y habite à l'étage noble.
Le personnage est resté toute sa vie au service de son pays et artisan de l'Entente Cordiale, a facilité le dépeçage colonial de l'Afrique entre Britanniques et Français. Il a été enterré au cimetière de Montmartre où il a voulu que l'on gravât dans sa chapelle funéraire : "Ces quelques mots où se résument toute ma vie : Pour la France, tout, toujours."
L'immeuble dans la cour a été aménagé luxueusement (eau, gaz, électricité à tous les étages) en ateliers et appartements pour les peintres qui aiment ce quartier d'avant-garde.
Picasso loue dans l'immeuble un atelier qui se prolonge côté sud par un appartement confortable donnant sur la très réputée avenue Frochot.
Il y restera 4 années (1909-1912) qui correspondent à l'épanouissement de sa période cubiste commencée deux ans plus tôt avec "Les demoiselles d'Avignon" peintes au Bateau-Lavoir.
Braque qui est alors son ami lui rend visite chaque jour.. Deux clichés célèbres montrent Picasso dans son atelier du boulevard de Clichy portant le costume militaire de Braque.
On peut voir en arrière plan tapisseries, instruments de musique, meubles que Picasso chinait chez les brocanteurs pour meubler un espace beaucoup plus vaste que celui du Bateau-Lavoir.
11 bd de Clichy. Daniel-Henry Kahnweiler dans l'atelier en 1910.
7-9 boulevard de Clichy, emplacement du Café de l'Ermitage.
Avec cette nouvelle adresse, les habitudes changent et le Lapin Agile est oublié au profit du Café de l'Ermitage, 7-9 boulevard de Clichy, une brasserie qui va jouer un rôle décisif dans sa vie.
L'établissement est proche du cirque Médrano qu'aiment fréquenter les artistes. On y voit Braque, Léger, Metzinger, Jacob, Apollinaire et les futuristes italiens Boccioni, Severini, Marinetti...
C'est là qu'il rencontre Louis Marcoussis (graveur des cubistes) et sa compagne Marcelle Humbert qui aussitôt le fascine. Il vit encore avec Fernande Olivier, "belle mais vieille" qui sympathise avec Marcelle sans se méfier un instant et qui au contraire se confie à elle pour lui dire ses doutes sur la fidélité de son amant et lui demander de le surveiller en même temps que de la couvrir dans la relation qu'elle a commencée avec le peintre italien Oppi, ami de Modigliani.
Elle le surveille si bien et elle couvre si bien son "amie' qu'elle devient l'amante de Picasso en novembre 1911.
Louis Marcoussis
Louis Marcoussis n'apprécie que modérément la trahison de Marcelle et une fois qu'elle l'a quitté publie dans "La Vie parisienne" une caricature le représentant fou de joie devant Picasso qui s'en va avec à son bras la femme qu'il a conquise, un boulet à son pied.
Il se consolera vite et épousera en 1913 Alice Halicka. Chagrin d'amour à Montmartre ne dure qu'un moment!
Marcelle qui est née Eve Gouel reprend son nom en changeant une lettre de son prénom. Elle devient Eva Gouel pour Picasso et pour la postérité!
Jolie, le corps svelte, elle plaît à picasso qui l'évoque dans ses toiles avec le petit nom qu'il lui donne "ma jolie". Le peintre Severini la décrit comme "une petite fille épicée qui ressemble à une poupée chinoise".
Nous sommes dans la grande époque cubiste du peintre et il ne faut pas s'attendre à reconnaître les traits d'Eva dans les toiles peintes sous son inspiration!
Elle est la guitare ou le violon, parfois accompagnés de mots peints sur la toile : "ma jolie" "j'aime Eva".
Peinture murale à Sorgues peinte pendant l'été 1912
C'est le destin de bien des muses de n'être reconnue que pour leur rôle d'inspiratrice mais alors que le cou de cygne et le regard mélancolique de Jeanne Hébuterne immortalise l'amoureuse de Modigliani, les puzzles cubistes de Picasso ne disent rien de la réalité sensuelle d'Eva Gouel.
Apollinaire
Il est sûr que les deux amants partagèrent une passion dont les amis furent témoins comme Apollinaire qui vint plusieurs fois boulevard de Clichy.
Picasso allait être le plus grand et le dernier amour d'Eva. Pour elle il rompt définitivement avec Fernande Olivier et décide de quitter le boulevard de Clichy et Montmartre. Nous sommes en 1912, année de l'emménagement de Picasso boulevard Raspail.
Le bonheur amoureux ne durera pas longtemps ni dans cet atelier ni dans celui qu'il choisit un an plus tard rue Schoelcher. Après l'été 1912 qui passe dans l'insouciance et la liberté à Sorgues et où pour que la trace ne s'en efface pas Picasso peint sur les murs une fresque "ma jolie", c'est en 1914 que la maladie d'Eva s'aggrave.
On ne sait pas alors soigner la tuberculose et lorsqu'Eva est alitée dans la clinique d'Auteuil, Picasso lui rend visite quotidiennement.
C'est à elle qu'il ne cesse de penser lorsqu'il peint. Eva est violon, Eva est guitare, elle est la musique qui fait tomber les murs qui nous enferment, les murs de nos prisons, les murs des hôpitaux.
Il dira à la fin de sa longue vie de peintre et d'amoureux à propos de ces années avec elle :"Ce fut pour moi le grand moment de la découverte".
Une découverte qui est passée par Montmartre, le Café de l'Ermitage et l'appartement du 11 boulevard de Clichy…