28 ans déjà! Qui pourra le croire! 28 ans que Monique Morelli a quitté la Butte, un jour de printemps.
Je suis passé hier devant sa maison restée telle qu'elle était du temps où elle y vivait. Il y a depuis 28 ans le même chapeau de paille à la fenêtre, celui qu'elle portait pour marcher sous le soleil de Montmartre. La maison s'écaille, le chapeau s'ennuie. Morelli n'est plus là.
Elle est à quelques centaines de mètres, à des années lumière, sous les arbres du cimetière Montmartre.
Elle y a pour presque voisin, à quelques tombes près, un homme qu'elle a connu et apprécié, le peintre et défenseur des mômes, Poulbot.
Elle collectionnait sans se lasser ses dessins qu'elle découpait dans les revues et les magazines avant de les coller sur des cartons.
Ce fut impressionnant de voir, quand ce qu'elle possédait a été dispersé dans les ventes publiques, tous ses classeurs bourrés à craquer de dessins des gosses des rues... ces mômes dont elle avait chanté la misère et l'effronterie dans les chansons de Bruant.
Dans la librairie, 5 rue Tardieu, dont les propriétaires furent ses amis, on peut encore trouver quelques uns de ses vinyles dont la rare "Messe pour Elsa" et des dizaines de ses poulbots découpés...
Quand je suis venu habiter sur la Butte, 19 rue Paul Albert, j'ignorais qu'elle était ma voisine.
Un soir j'ai entendu sa voix. Elle répétait, accompagnée de Léonardi. Elle chantait un poème d'Aragon. J'ai ouvert mes fenêtres. Je me suis penché vers la façade couverte de lierre.
J'ai reconnu sa grande voix, celle qui vient de la nuit des révoltes, qui tremble avec les drapeaux, s'élève avec les barricades... celle qui hurle à l'amour et regarde la mort dans les yeux...
Elle chantait "l'Affiche Rouge", le poème d'Aragon mis en musique par Ferré.
Elle en avait été la première interprète et Léo la considérait comme la plus juste.
Pendant les douze mois où j'ai vécu à côté d'elle, j'ai ouvert mes fenêtres chaque fois qu'elle chantait.
... J'ai acheté tous ses disques et grâce à elle j'ai redécouvert Villon, Ronsard, Corbière...
J'ai écouté Carco,Mac Orlan, Couté, Rictus, tous ceux qui avaient habité sur la Butte du temps où malgré la spéculation immobilière et le tourisme elle respirait encore du souffle de la Commune...
Quand je suis parti pour le Liban, j'ai emporté tous ses disques avec moi.
J'enseignais à l'Université libanaise à Tripoli, non loin de la frontière syrienne et du Krach des Chevaliers aujourd'hui saccagé par les grands humanistes et amoureux de l'art que sont les fachos de Daesh.
Pendant mes cours j'ai plus d'une fois illustré les poèmes que nous étudiions avec les chansons de Morelli.
L'Orient aime les grandes voix, celles d'Oum Kalthoum, de Fairouz, de Piaf ( dont un cabaret célèbre de Beyrouth portait le nom).
Les étudiants ont aimé Morelli. Ils ont apprécié son phrasé impeccable, sa sensibilité à fleur de voix, l'intensité de son interprétation.
J'ai le souvenir d'un cours dans l'ancienne caserne française qui abritait l'université.
C'était un matin de novembre. Alors que nous écoutions un poème de Villon, une rafale de mitraillette brisa les vitres et constella le tableau à quelques centimètres de ma tête.
Tout le monde se réfugia sous les tables et moi sous le bureau!
Le silence succéda au fracas et à la frayeur.
La voix de Morelli ne s'était pas interrompue. Je me rappelle comme si c'était hier. C'était le poème "Mort" écrit par Villon comme une supplique pour que cette mort qui lui avait ravi son amour, l'emportât à son tour.
Cette adresse à la "Mort" résonna dans le silence et le bleu du ciel qui entrait par les vitres brisées, comme une protestation, comme les bras ouverts de la vie.
Comme l'homme en chemise blanche debout devant les fusils dans le tableau de Goya "Tres de Mayo"
Et puis le temps a passé (c'est ce qu'il fait avec le plus de talent et d'efficacité!)
Je suis revenu vivre à Montmartre. Je n'étais plus le voisin immédiat de Morelli mais de mes fenêtres de la rue rue Muller je pouvais voir sa maison sous le lierre.
J'ai déjà dit dans un article comment j'avais rencontré Léonardi, son compagnon de vie, compositeur, accordéoniste, sur la petite place au pied de l'escalier de la rue Utrillo.
Je lui ai demandé des nouvelles de sa compagne. Il m'a alors confié qu'elle allait très mal et devait rester alitée, je pouvais passer si je le voulais pour lui parler, lui raconter comment je l'avais emmenée avec moi dans ce Liban où elle avait touché les cœurs (j'avais raconté à Léonardi l'épisode de la rafale de kalachnikov).
J'ai eu peur. J'ai promis de passer mais plus tard. J'ai dû prétexter une quelconque occupation sans doute!
Je n'ai jamais pu dire à Morelli que je l'aimais et que sa voix m'accompagnait depuis que je l'avais découverte.
Elle est morte le lendemain, c'était le 27 avril 1993.
Aujourd'hui je vis toujours à Montmartre et je passe souvent devant sa maison.
Il y a un chapeau de paille à sa fenêtre. J'ai l'impression qu'il était déjà là quand j'habitais l'immeuble voisin. Je m'imagine que Morelli vit toujours dans sa maison de contes de fées et qu'elle chante, le soir, accompagnée de Léonardi.
Je ne sais pas grand chose d'elle.
Ce que j'ai appris ici ou là me la rend plus proche même si je sais qu'il suffit de l'entendre pour connaître l'essentiel et l'incandescent de son être...
Elle est née en 1923 dans le pays des Géants, à Béthune, ville proche de ma ville de naissance, Arras!
Il n'y avait pas plus banal que son nom : Dubois!
Pas plus banale que sa famille de bons fonctionnaires qui rêvaient pour elle d'un destin de pharmacienne derrière un comptoir.
Mais jamais elle ne serait Mme Homais!
Il y a en elle une révolte, une indépendance qui lui rendent insupportables les salles de classe et l'ennui des leçons. Elle s'échappe, fugue dans la ville, se fait renvoyer de tous les établissements, publics ou privés où elle est inscrite!
Dès qu'elle le peut, elle vient à Paris. En ce temps-là Paris était encore une fête. Elle y respire la liberté, même s'il faut bien vivre et accepter des petits boulots. Elle en trouve un qui la comble de bonheur : cornac au Cirque d'Hiver!
C'est Sacha Guitry qui après l'avoir entendue chanter une chanson réaliste de Fréhel lui conseille de se lancer dans la carrière.
Elle est une des premières artiste à se produire à la mythique "Rose Rouge".
En 1958, elle forme un couple à la ville comme à la scène avec Léonardi qui met de la musique sur les poètes qu'elle aime et qui l'accompagnera jusqu'au bout du chemin.
Elle fait vite partie de la famille des poètes de la chanson : Ferré, Brel, Brassens (qui lui confie la première partie de son spectacle à Bobino en 1969)...
Elle ouvre son propre cabaret à quelques mètres de chez elle, Chez Ubu, 23 rue du Chevalier de la Barre.
Elle y reçoit Colette Magny, Brigitte Fontaine...
Cette photo permet de voir sur la droite la maison de Morelli et sur la gauche, là où l'on voit des verrières, l'emplacement de son cabaret.
Elle est montmartroise d'adoption et de coeur, amie des peintres et des écrivains. Elle aime se balader dans son quartier...
J'ai un autre souvenir qui me revient...
Monique Morelli donnait un récital au Touquet.
J'y suis allé bien sûr avec des amis. Ce soir-là, elle a eu un trou de mémoire, ce qui ne lui arrivait quasiment jamais...
Elle chantait un poème d'Aragon sur l'angoisse de perdre l'être aimé menacé par la maladie ...
C'est un des plus beaux textes du poète qui veille toute la nuit au chevet de son amour :
"Un jour j'ai cru te perdre".
Arrivée à la dernière strophe :
"Il a passé sur moi des heures et des heures
Je ne remuais pas tant j'avais peur de toi..."
Morelli hésita...
Du premier rang où j'étais je lui soufflais : "Je me disais je meurs..."
Elle reprit aussitôt en me souriant:
"Je me disais je meurs, c'est moi, c'est moi qui meurs...
Tout à coup les pigeons ont chanté sur le toit!"
C'est ce sourire et ces paroles de renaissance que je porte avec moi quand je vais au cimetière Montmartre.
La dernière fois, dans les feuilles mortes qui recouvraient l'allée où se trouve sa tombe, un chat roux et blanc sommeillait au soleil. (ou soleillait au sommeil!)
Sur la tombe, un livre porte gravées dans le marbre, les paroles qu'Aragon a écrites pour elle:
"Il y a chez Monique Morelli ce moment quand elle chante qui fait que j'apprends soudain ce que je cherchais d'une main hésitante dans la nuit."
Je ne sais pas ce que cherchait Aragon dans la nuit!
Mais je sais que dans la nuit de la peur que je traverse parfois, c'est ce poème de la vie fragile qui ne veut pas lâcher prise, ce sont ces paroles et c'est la voix de Morelli que j'entends!
"Tout à coup les pigeons ont chanté sur le toit"