Rien ne nous consolera de la destruction sauvage du cirque Médrano qui fut indépendamment de son architecture remarquable un lieu historique que fréquentèrent quelques uns des plus grands peintres qui vivaient alors à Montmartre...
Picasso
Aucun amoureux de paris ne se consolera du vandalisme des années Pompidou qui écrasa les Halles de Baltard, le Palais de marbre rose, les quais historiques…
Les promoteurs connurent avec ce président agrégé et amateur d'art leur âge d'or!
Le cirque est l'école de la fraternité.
Sur l'indigent immeuble qui a pris la place du cirque Médrano, une fresque a été peinte, côté rue des Martyrs. Elle rend hommage à ce que fut ce lieu sans prétendre le remplacer.
L'enlaidissement irrémédiable de notre ville!
La mairie du IXème a confié la réalisation à deux artistes, sur le thème de la fraternité. Audrey Feuillet et Oscilia Glé sont ces ceux magiciennes qui eurent l'idée pour illustrer ce thème de rendre hommage au cirque disparu en imaginant un monde réconcilié où les hommes et les animaux vivraient en bonne amitié.
Beaucoup d'humour dans la représentation des artistes et des animaux, tous occupés, face au public, à faire leur numéro ou à flemmarder en regardant la piste.
Sur la droite, Monsieur Loyal est un cheval qui annonce l'entrée des artistes...
Tandis qu'à côté de lui trois castors aux yeux brillants sont bien décidés à "buller"...
Les bulles irisées qui réjouissent les enfants sont partout présentes dans la fresque, comme autant d'invitations à la légèreté et au rêve.
L'éléphant spectateur est assis sur les gradins d'un cirque en plein ciel, en plein voyage sur un fond de ciel et de carte du monde avec les océans et les continents...
Les enfants des écoles ont participé par leurs suggestions à la réalisation et c'est sans doute pourquoi l'éléphant tient des pop-corns sur les genoux. Les insupportables pop-corns qui envahissent les salles de cinéma….
L'hippopotame, le zèbre, la girafe et le lion, côte à côte dans un monde où il n'y a ni prédateur ni proie… Le lion n'oublie pas qu'il est le "roi" et roupille sur le dos à l'abri de la girafe!
Il n'est pas intéressé par les deux acrobates-cyclistes qui unissent leur adresse et leur couleur...
Les orangs-outans font leur cinéma et la ramènent en rappelant à tous le secret du bonheur : Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire...
Au centre de la piste, un lion-dompteur fait passer un homme à travers le cerceau. Inversion de la tradition qui veut que ce soit l'homme qui exploite les animaux et non le contraire. Y aurait-il un message dans ce numéro?
Le clown et le cochon. Et pas n'importe quel clown!
Il s'agit de Boum Boum! Géronimo Médrano. Ici avec un cochon dressé d'après une photo. Clin d'oeil au célèbre clown qui dort pour l'éternité au cimetière de Montmartre et à un animal intelligent, plus que le chien.
Le prestidigitateur ne fait sortir que des bulles de son chapeau tandis qu'il est porté par le lapin blanc qui habituellement prend la place des bulles!
L'ours n'est plus l'animal cruellement dressé par un montreur de foire mais un spectateur attentif à qui un enfant offre des ballons.
Le crocodile va à la pêche!
Le tigre fait des bulles...
Personne ne fera la peau au jeune phoque qui se roule dans les nuages...
Il ne reste plus à nos trapézistes qu'à jouer avec l'espace tandis que le grand rideau rouge s'ouvre pour nous laisser voir un pays où la fraternité concerne toutes les créatures, un monde idéal comme nos rêves!
...et où c'est un minuscule oiseau qui aide à écarter les tentures, rappelant à chacun l'histoire du colibri qui lorsque l'incendie dévore la forêt, va et vient porteur d'une simple goutte d'eau dans son bec: "je fais ma part" dit-il.
Ici il s'agit de promouvoir la fraternité, chacun y a sa part!
Levalet est un des plus doués et des plus originaux des artistes qui se font connaître en décorant les rues de leur collage. On se rappelle comment il avait transformé la rue Véron en galerie surréaliste.
Il nous offre aujourd'hui en ce mois de juin déconfiné une fable amoureuse à la fois élégante et pleine d'humour.
Il faut se dépêcher d'aller la voir avant que les tags ne la recouvrent et les nettoyeurs ne la liquident!
Un square qui avec Vincent Delerm et Modiano est entré dans la poésie et la littérature!
7500 m2 au pied des falaises d'immeubles construits entre 1909 et 1919 par l'architecte Georges Debrie puis Adolphe Bocage pour abriter des familles modestes.
Entrée du square rue Joseph de Maistre. En arrière plan les immeubles Weill.
Alexandre Weill crée sa fondation en 1905 dans un but philanthropique. Plusieurs immeubles sont érigés grâce à elle notamment boulevard Berthier.
L'ensemble de la rue Marcadet est remarquable par son souci de luminosité et ses nombreux balcons. On souhaiterait que nos logements sociaux actuels aient toujours un tel souci esthétique et de confort!
Le porche monumental 205 rue Marcadet porte les trois lettres d'Alexandre et Julie Weil.
Du côté de la rue Carpeaux se développe la splendide façade de la caserne des pompiers, achevée en 1900 par l'architecte Paul Héneux. C'est là que fut organisé en 1937 pour le 14 juillet un bal populaire qui eut tant de succès qu'il fut repris par de nombreuses casernes du pays pour devenir avec les années une fête populaire "traditionnelle".
Le square s'étend sur un terrain qui fit partie jadis du cimetière Montmartre, le cimetière Nord et qui en 1879 fut désaffecté.
Jean-Baptiste Carpeaux (Soumy)
Il reçoit le nom de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) pour honorer ce sculpteur considéré comme l'un des plus importants du XIXème siècle.
Napoléon III (Carpeaux)
Homme du nord, de Valenciennes qui recevra selon sa volonté une bonne partie de ses œuvres, il est aussi lié au 2nd Empire, apprécié de Napoléon III et bénéficiaire de commandes officielles.
Ses réalisations sont célèbres et il est difficile de faire un choix. Pour un parisien, le groupe de la danse de l'Opéra reste sans doute son chef d'œuvre, tant il est vivant, vibrant et solaire.
Sa dernière réalisation est la fontaine des 4 parties du Monde dans le jardin de l'Observatoire qu'il termina quelques mois avant sa mort à 48 ans d'un cancer de la vessie.
Dans le square deux sculpteurs ont été sollicités pour deux statues. La première représente Carpeaux avec une austérité qui ne rend pas justice à l'aspect original et quasi baroque de ses œuvres.
La statue est de Léon Fagel (1851-1913) sur une stèle de Henri Bans. Elle date de 1929. Fagel est né à Valenciennes comme Carpeaux et comme lui il y est enterré.
Parmi ses réalisations les plus connues figurent le buste de Carpeaux ainsi que les sculptures de la façade du Petit Palais sur les Arts et métiers (avec J. B. Hugues). On lui doit encore la statue de Lamarck dans les jardins du Museum.
Sans oublier son groupe le plus célèbre, le monument de Wattignies à Maubeuge.
Monument de la victoire de Wattignies à Maubeuge.
Sur la stèle de pierre qui porte la statue du sculpteur sont fixés deux médaillons de bronze. Le premier représente Charles Carpeaux, le fils du sculpteur qui participa aux fouilles d'Angkor et au dégagement du Bayon.
Le second médaillon représente Louis Carpeaux fils cadet du sculpteur et qui fut capitaine de l'Infanterie coloniale.
Pas de médaillon pour Louise Carpeaux, la fille de la fratrie, artiste et sculptrice. Il faut croire que les femmes n'avaient pas la même valeur que les hommes!
La deuxième statue du square fut appréciée des Parisiens qui aimaient poser devant elle.
Il s'agit de "La Montmartroise" parfois appelée "La Parisienne" représentant une grisette, main sur la hanche, portant un tambour.
La statue installée en 1907 est due à Théophile Camel (1863-1911) qui bien que né à toulouse a été un artiste montmartrois, bien oublié aujourd'hui. Elle représente la femme telle que l'idéalisent les peintres à une époque pas vraiment féministe. Elle est couturière, lingère, élégante naturellement et accueillante comme le suggère le petit amour qui l'accompagne.
Montmartre est présent encore par le moulin en voie d'effacement sculpté sur le tambour et la palette qui suggère que la jeune femme posait volontiers pour les peintres de la Butte.
La Montmartroise a été vandalisée et il lui manque l'avant-bras droit et une partie de la main. Il serait grand temps de la restaurer et de lui rendre toute sa grâce!
Avant de quitter ce square, comment ne pas évoquer la chanson de Vincent Delerm "le baiser Modiano."
"C'est le soir où près du métro
Nous avons croisé Modiano (…)
(…) Et le baiser qui a suivi
Sous les réverbères sous la pluie
Devant la grille du square Carpeaux
Je l'appelle Patrick Modiano."
Et comme Paris est une ville enchantée... Modiano qui n'avait jamais parlé de ce square fut surpris au point de croire que Delerm avait fait une enquête et découvert que lorsqu'il avait 20 ans et habitait près du boulevard de Clichy, il aimait s'y promener et s'asseoir sur un banc près de la Montmartroise...
P.S : Un commentaire reçu après l'écriture de cet article me signale que le film de Michel Gondry "La Science des rêves" a été en partie tourné dans le square Carpeaux.
Le square serait donc propice aux rêves et aux apparitions!
Il y a des rues de Paris qui présentent une telle unité architecturale qu'elles sont comme un musée à ciel ouvert. La rue Ziem et la rue Armand Gauthier sont de celles-là!
Nous sommes dans le quartier des Grandes Carrières, dans cette partie de Montmartre livrée à la spéculation immobilière au début du XXème siècle. Les programmes immobiliers s'adressent à une bourgeoisie aisée, comparable à celle qui investit dans les quartiers chics de l'ouest parisien.
Les carrièree en 1804 (Lefranc)
À l'emplacement des carrières de gypse exploitées depuis le Moyen-Âge, subsistaient de petites maisons populaires faciles à exproprier. Un architecte se voit confier le lotissement de ces deux rues. Il s'agit d'Armand Gauthier.
Son nom a été donné à la courte rue, terminée en escalier (nous sommes à Montmartre) où il vécut, satisfait sans doute d'ouvrir ses fenêtres sur ses réalisations! Il est le seul personnage un peu connu qui ait habité cette voie qui aujourd'hui s'apparente à un musée qui lui rend hommage.
Nous sommes dans la première décennie du XXème siècle. Chaque immeuble porte la signature de Gauthier ainsi que sa date de construction, 1906 ou 1907.
La rue Gauthier va de la rue Ziem à la rue Eugène Carrière. Elle suit une courbe harmonieuse et se termine par un escalier.
Ces falaises de pierre claire seraient semblables à beaucoup d'autres sans le rythme et l'ornementation de leurs façades. Gauthier n'est pas un génie de l'Art Nouveau mais il concilie habilement la tradition haussmannienne et les tendances nouvelles.
il sait que ses "clients" soucieux de leur image n'ont pas envie d'investir dans des immeubles de style "nouille" comme ils appellent l'art nouveau trop audacieux pour eux.
Mais il a le sens de l'harmonie, il sait épouser la courbure du terrain et il sait aussi varier le décor de ses immeubles même s'il fait appel à des sculpteurs sans audace.
Le 2
Le 4
Le 6
Côté pair les 2, 4 et 6.
Le 2 donne d'un côté rue Gauthier, de l'autre rue Ziem.
Côté impair, le 1 est le seul immeuble qui ne soit pas de Gauthier. Il est le seul également qui combine la souplesse de l'Art Nouveau avec des décors floraux typiques de cet art. Il est dû à Paul Marteroy et a été édifié en 1907. Cet architecte avait un plus grand renom que Gauthier. Il était architecte en chef de la ville de Paris et on lui doit plusieurs réalisations dans divers arrondissements.
Les 3, 5 et 7. Une belle unité et un sens de l'harmonie… cette rue Gauthier aussi calme qu'une impasse est un havre paisible à deux pas de l'animation du boulevard de Clichy….
L'artère débouche sur la rue Ziem dont tous les immeubles sont l'œuvre d'Armand Gauthier.
La rue porte le nom de Félix Ziem (1821-1911) un peintre qui fit partie de l'école de Barbizon avant de consacrer l'essentiel de son œuvre à Venise dont il fut amoureux. Il y a dans ses toiles une lumière onirique et on comprend en voyant certaines e ses toiles qu'il ait pu être considéré comme un des précurseurs de l'Impressionnisme.
Entre le 2 (à droite) et le 1
Le début de la rue entre le 1 et le 2 a fière allure avec ses immeubles comme des proues de navire!
2 bis
Le 4
Le 6
Le 8
Le 8 est un des plus beaux avec ses sculptures plus originales, ses consoles florales et animales à la fois.
Le 12
Le 12 est le dernier immeuble côté pair. Il est théâtral et termine en beauté ce côté.
On voit que tous ses immeubles au décor varié sont assez sages par rapport au délire poétique du modern style. Mais ils sont aujourd'hui un témoignage du goût d'une époque qui considérait que la beauté des façades était une obligation, un hommage à la ville, à tous les passants occasionnels.
Coté impair, les 3, 5, 7 et 9.
La rue avant de se jeter dans la rue Eugène Carrière, se termine par la place Nattier (Jean-Marc Nattier, portraitiste du XVIIIème siècle).
Nous arrivons ensuite dans le rue Eugène Carrière, peintre lui aussi, spécialiste de la mère et de l'enfant, dans une palette ocre et trouble. Il a sa statue sur la place qui s'appelle depuis un an place Nougaro.
Mais c'est un étrange personnage qui nous dit aurevoir au moment où nous nous éloignons de ces rues harmonieuses et cossues.
Pierre Jacob! Peu de gens hors de Montmartre connaissent son nom.
Quand un visiteur passe rue Lepic et qu'il lève la tête sur la façade du 53, il découvre une plaque commémorative…..
Il apprend que cet homme fut chansonnier et qu'il écrivit la "célèbre chanson rue Lepic".
J'avoue que je ne connaissais pas cette célèbre chanson! je l'ai écoutée et l'ai trouvée charmante et conventionnelle. Sans doute pas au point de mériter un tel excès d'honneur… (Bruant au secours!)
Elle a été chantée par Yves Montand et par Patachou. Les paroles de Pierre Jacob ont été mises en musique par Michel Emer. Que dit cette romance qui a assuré à son auteur la célébrité (relative)?
Voici le début de ce chef d'oeuvre :
Dans l'marché qui s"éveill'
Dès le premier soleil,
Sur les fruits et les fleurs
Vienn'nt danser les couleurs
Rue Lepic
Voitur's de quatr' saisons
Offrent tout à foison
Tomat's roug's raisins verts
Melons d'or z'et prim'ver's
Au public,
Et les cris des marchands
s'entremêl'nt en un chant
Et le murmur' des commèr's
Fait comme le bruit d'la mer
Rue Lepic
N'est pas Rimbaud qui veut! Plus modestement n'est pas Bruant qui veut! Il y a fort à parier que sans la gouaille charmeuse de Montand, la chansonnette serait tombée dans l'oubli!
Pierre jacob, heureusement, ne s'est pas contenté de nous donner cette seule chanson. Il avait d'ailleurs en arrivant à Montmartre le désir d'y devenir Peintre. Il dessina au fusain de nombreuses vues du vieux Paris mais il se rendit compte très vite que là n'était pas sa vocation. Son frère Jean Germain assuma pour la famille cette carrière de peintre!
Il illustra lui aussi la rue Lepic avant de lui préférer les lumières de Venise.
Pierre Jacob fait ses débuts en 1925 au cabaret de La Vache enragée dont l'enseigne, une vache folle, reprend le totem des célèbres défilés carnavalesques de Montmartre, les vachalcades.
La Lune Rousse en 1904
En 1921 le cabaret qui était situé rue Lepic avait changé d'adresse et s'était installé place Constantin Pecqueur où il laissa carte blanche à Pierre Dac, Raymond Souplex...
Mais l'essentiel de la carrière de Pierre Jacob se passe au cabaret de la Lune Rousse...
C'est un haut-lieu de l'impertinence montmartroise. Quand Pierre Jacob rejoint l'équipe des chansonniers-poètes, le cabaret "historique" surnommé "la Comédie Française de la Chanson" a quitté le boulevard de Clichy pour le 58 rue Pigalle.
C'est là que Pierre Jacob acquiert une honorable renommée de chansonnier un peu Pierrot, pas vraiment méchant, auteur de chansons sympathiques qui ont oublié le mordant et l'insolence de ses prédécesseurs.
Il a du charme, il plaît aux dames et notamment à l'une d'elles, artiste un peu connue, Josia Saint Clair.
Il l'épouse et vit avec elle rue Lepic. Catherine Lara à qui on demandait ce qu'elle remarquait en premier chez un homme répondait "sa femme"!
On serait tenté de faire de même. Josia Saint-Clair est une femme sensuelle et roucoulante. Elle chante avec talent et enchante le Vieux Logis 33 rue Lepic, non loin de son appartement 53 rue Lepic.
Le Vieux Logis aujourd'hui
Elle chante des chansons de son mari ou de quelques autres comme Jean Lumière...
Elle survit à son chansonnier de mari pendant plus de 30 ans et elle arrosa en 2010 son centenaire en même temps que celui de la Pomponnette où elle fut fêtée par le tout Montmartre:
Ce qui a contribué au renom de Pierre Jacob et de sa "célèbre" chanson, c'est le moyen métrage que le réalisateur anglais Christopher Miles tourna en 1968 sur la rue Lepic en filmant la "Course au ralenti" créée par Pierre Labric (maire de Montmartre en 1929 et le premier à avoir descendu à bicyclette les 220 marches de la rue Foyatier).
Pierre Jacob, à bord d'une Torpille Renault de 1911 gravissait la Butte accompagné de sa passagère Vanessa Miles à laquelle il racontait ses souvenirs montmartrois, sur fond musical de sa chanson! (voir le livre de Roussard "Les Montmartrois".
La course au ralenti primait le véhicule qui arrivait le dernier au sommet de la Butte après avoir franchi la distance considérable de 580 mètres!
Nous donnerons à Pierre Jacob le dernier mot, ou plus exactement le dernier couplet de sa célèbre chanson malgré ses clichés et les inévitables moulins !
Voilà une artiste qui fut pendant sa vie une créatrice de premier plan.
Elle fut reconnue, décorée, admirée...
Le temps passant, l'histoire de l'art ne retenant que les peintres novateurs et le sommet brillant de l'iceberg, toute la partie immergée tombe dans l'oubli.
Ainsi en serait-il de Louise Abbéma, femme originale et peintre de talent, si elle n'avait rencontré Sarah Bernhard..
Elle est liée à notre quartier puisqu'elle a 14 ans quand sa famille après quelques années italiennes vient s'installer à Paris, 47 rue Laffitte.
C'est là que plus tard, de 1883 à 1907 elle aura son atelier.
Louise Abbéma dans son atelier.
Femmes turques se parant de bijoux (Louis Devédeux 1820-1874)
Elle est attirée par la peinture et elle prend des cours de dessin avec Louis Devédeux , ami de ses parents. Elle ne reste que quelques mois élève de ce peintre orientaliste qui est réquisitionné pour combattre les Prussiens en 1870.
Carolus duran (Louise Abbéma)
Elle aime alors aller au Louvre où elle reproduit les toiles qu'elle aime. C'est là qu'elle fait la connaissance de Carolus Duran. Elle est invitée à fréquenter l'atelier pour femmes qu'il dirige avec Henner.
La femme au gant (Carolus Duran). Le peintre a pris sa femme pour modèle
Elle reçoit une formation qui explique peut-être pourquoi elle est restée en dehors des grands courants artistiques de la deuxième moitié du XIXème siècle. Carolus Duran qu'on range (parfois à tort) parmi les peintres académiques lui apprend la spontanéité, l'inutilité des dessins préparatoires, l'importance du trait spontané et du travail sur la lumière. Le portrait de sa femme qui l'a rendu célèbre résume bien son art influencé par Manet qu'il admire.
Carolus Duran (Louise Abbéma)
Louise apprécie ce peintre dont elle fait des croquis, des portraits et qui restera un ami.
Son deuxième maître est Henner, lui aussi classé parmi les "académiques" alors qu'il est un des grands peintres de nus représentés dans des lumières oniriques.
Il aura son atelier place Pigalle.
Carolus Duran et Henner sont également des portraitistes et c'est dans cet art du portrait que Louise va exceller.
Elle peint plusieurs toiles qu'elle envoie année après année au salon, sans se lasser. elle n'est pas du genre à se décourager et elle choisit une devise qui lui ressemble : Je veux.
Jeanne Samary (Louise Abbéma)
Son fort caractère lui donne confiance en son talent et la persuade qu'elle n'a plus besoin de leçons lorsqu'elle envoie au Salon, en 1876 un tableau qui va changer sa destinée picturale!
Esquisse du portrait de 1876 disparu
Il s'agit d'un portrait de Sarah Bernhardt, aujourd'hui disparu, qui fait sensation et lui attire toutes les louanges
On peut parler d'une rencontre providentielle comme on en fait parfois et qui vous ouvre de nouvelles voies. Les deux femmes ont un fort caractère, un goût prononcé pour l'indépendance. Leur talent leur permet de n'avoir aucun complexe. Sarah apprécie cette nouvelle amie au point de faire d'elle, avec Clairin, son peintre officiel.
Sarah Bernhardt (Clairin)
Sarah Bernhardt est la diva absolue! Elle va ouvrir les portes du succès à Louise et attirer vers elle la haute société soucieuse d'être "dans l'air du temps" et d'exposer dans ses salons un portrait du peintre de Sarah Bernhardt!
La grande amitié entre les deux femmes s'avère solide au point que Sarah aime séjourner chez Louise, 11 boulevard de Clichy.
On pourrait les croire à l'opposé l'une de l'autre à en juger à l'exubérance vestimentaire, aux audaces de l'une et à l'aspect corseté et austère de l'autre.
Pourtant tous les témoignages montrent Louise comme une femme joyeuse, pleine d'humour et de goût de vivre, fort différente de son aspect extérieur.
Séverine la décrit comme "un abbé janséniste affublé en cotillons". Il y a des portraits plus sympathiques! Il s'explique peut-être par les convictions libertaires et féministes de Séverine. Louise Abbéma n'étant ni l'une ni l'autre!
"En art, la femme n'est nullement opprimée. Toutes celles qui ont quelque chose à dire l'ont dit."
"Je ne crois pas que la réussite ait été plus difficile à la femme qu'à l'homme."
Sarah Bernhardt (Louise Abbéma)
Sarah et Louise s'apprécient et se respectent. Sarah aime écouter Louise parler de peinture (d'autant plus qu'elle peint et sculpte elle-même) et Louise ne se lasse pas d'entendre Sarah raconter avec humour ses rencontres et ses succès.
Sarah Bernhardt (Alfred Stevens)
Elles fréquentent toutes deux, avenue Frochot, l'atelier d'Alfred Stevens, grand ami de Sarah dont les portraits d'élégantes connaissent un immense succès.
Le printemps. Panneau de Louise Abbéma.
Louise est sensible aux mouvements artistiques même si elle n'y adhère pas vraiment. On peut cependant lui accorder sa place dans l'Art Nouveau, avec ses panneaux décoratifs à entrelacs floraux… ses éventails peints… ses décors muraux.
Eventail de Louise Abbéma. Sarah Bernhardt dans un jardin japonais
Elle conçoit des affiches et des publicités qui sont plus proches de Mucha que de Toulouse Lautrec.
Peut-être son succès dans la haute société la rend-elle prudente devant les extraordinaires mutations que connaît l'avant-garde artistique. Elle a eu l'occasion de voir et d'admirer les Impressionnistes et de connaître Monet mais elle était trop bien intégrée dans sa réputation et son aisance pour se lancer avec eux dans une aventure où à l'évidence elle aurait eu sa place.
Quelques oeuvres d'elle nous permettent d'imaginer les chemins qu'elle aurait pu suivre.
Les mairies parisiennes dont les fresques murales sont un témoignage de cette époque où Paris était capitale artistique de l'Europe, ont fait appel à Louise Abbéma pour décorer quelques panneaux.
Il en est ainsi pour l'Hôtel de Ville, les mairies des 7ème, 10ème et 20ème arrondissements.
Elle décora également le théâtre Sarah Bernhardt, aujourd'hui Théâtre de la Ville, dont l'intérieur a été sauvagement détruit en 1966, vidé de ses ors et de ses pourpres pour devenir le Théâtre de la Ville, si mal conçu, si inconfortable qu'il a fallu entreprendre de le remanier en 2016 et fermer ses portes. On attend toujours sa réouverture!
La foire aux chevaux (Rosa bonheur)
Louise a été à la fin du XIXème et au début du XXème reconnue comme un grand homme! C'est à dire qu'on lui a décerné le titre de Chevalier de la Légion d'honneur en 1906!
Elle était alors la 2ème femme peintre (après Rosa Bonheur) à le recevoir.
Jeanne Samary (Louise Abbéma)
Aujourd'hui Louise Abbéma est un peu connue dans le milieu des spécialistes de l'histoire de l'art qui lui reconnaissent un grand talent.
Elle est capturée par des mouvements féministes et lesbiens qui en font une femme libre, volontaire, dégagée du patriarcat. En fait, elle était à l'aise dans la société et ne remettait pas en cause la domination masculine.
Son goût pour les femmes est assez courant dans son milieu. Il est possible que Sarah et elle aient été amantes avant de devenir les meilleures amies. Louise menait en ce domaine une vie discrète et ne cherchait pas un rôle de libératrice des mœurs. Je ne sais cependant s'il faut la croire lorsqu'elle écrit que sans sa passion pour la peinture elle se serait mariée et aurait eu des enfants.
(En annexe je cite le poème de Montesquiou qui lui est dédié et qui ne laisse aucun doute sur ses goûts).
Renée Delmas (Louise Abbéma)
Elle fut artiste, femme de caractère, indépendante et libre, peintre de grand talent, éclairée par la lumière de Sarah Bernhardt...
Le musée d'Etampes (ville de sa naissance) permet de la rencontrer, de la connaître et de ne pas oublier son nom....
La dame avec les fleurs (1883)
Louise Abbéma...
Un nom qui ne s'effacera pas tant que celui de Sarah fascinera. Louise lui doit sa survie artistique alors qu'elle est un témoin de son époque, de la classe privilégiée qu'elle peint sans audace mais avec sensibilité . C'est peut-être là sa signature la plus secrète : une tristesse, une solitude, une lassitude dans le regard de ses modèles, comme une blessure, une accusation qui n'osent s'exprimer avec plus de véhémence.
Annexe
Poème de Montesquiou dédié à Louise Abbéma, ici nommée Abîme.
Abîme
Non rien n'est absolu, disait un jour Catulle;
Le vice qui ,chez nous, saphique s'intitule
Et consiste à mettre Elle à la place de Lui,
A des soirs de relâche et des matins d'ennui
Qui souhaitent parfois de connaître autre chose
Que l'effort sans effet et que l'effet sans cause.
Sapho fut infidèle et Phaon le passeur,
Dont l'étreinte n'était pas celle d'une soeur,
La reprit à la douce Attys, à ses compagnes,
Qui s'en allaient à deux errer dans les campagnes.
Abîme qui depuis des ans a le renom
D'avoir une compagne au lieu d'un compagnon,
Abîme, je vous jure, amis, m'a pris la... main,
Et ce geste m'a fait, j'avoue, une peur bleue.
(On comprend cette peur chez un homme qui n'aimait que les hommes!)
Faut-il parler de clocher ou de campanile pour cette "tour" qui faillit ne pas jaillir dans le ciel de Montmartre?
Les deux mots sont parfois confondus mais la tradition veut qu'on appelle campanile une tour séparée de l'église (comme à Pise) et clocher celle qui fait partie architecturalement de l'édifice.
Au Sacré-Coeur, cette tour n'est pas séparée de la chapelle de la Vierge à laquelle elle s'adosse et pourtant elle paraît prendre ses distances, faire bande à part, opposer sa raideur phallique aux rondeurs sensuelles des coupoles blanches.
Appelons-la clocher-campanile! Bien que le mot campanile, plus léger, plus élégant lui convienne mieux!
Le clocher-campanile du Sacré-Coeur faillit ne jamais sortir de terre!
Après la mort de l'architecte de la basilique, Paul Abadie, il fut question de renoncer pour des raisons financières à élever cette tour qui aujourd'hui est une des belles réussites du monument.
Après des années de tergiversations, Lucien Magne qui est nommé après Rauline architecte en chef de la basilique, propose un nouveau projet, plus ambitieux que celui qui avait été prévu quand la coupole devait être moins élevée (Abadie 1874).
Le clocher-campanile doit tenir compte de cette surélévation et donc monter plus haut que la grande coupole de 83 mètres. Il atteindra donc, croix faitière comprise, 91 mètres.
La première pierre est posée en 1905.
A chaque angle de la loggia veille un ange aux ailes déployées (de 5 mètres de haut) porteur d'un livre de l'Evangile.
Angle Sud-Ouest, l'Evangile de St-Marc avec un lion à visage humain.
Angle Sud-Est l'Evangile de St-Luc avec le taureau
Angle nord-ouest l'Evangile de Matthieu avec un homme.
Angle nord-est l'Evangile de Jean avec l'aigle.
Jean est protégé des pluies qui nettoient la pierre De Souppes et lui permettent de rester blanche sans ravalement. En contrepartie, comme le chevet de l'église, il noircit avec la pollution. Côté sud la façade immaculée, côté nord la basilique encrassée!
Les quatre anges ont été sculptés par Jean Dampt (1854-1945) considéré comme un des représentants talentueux de l'Art Nouveau.
Le chat (Dampt)
Son "Chevalier Raymond et la fée Mélusine" serait selon Verhaeren une oeuvre qui marque une date.
Le chevalier Raymond et la fée Mélusine
Il a bénéficié du mécénat de la comtesse Martine de Béhague qu'il représente dans sa sculpture "la Réflexion".
Il a par ailleurs créé des meubles et des bijoux qu'on peut voir aujourd'hui au musée d'Orsay.
Au-dessus des anges, quatre figures ailées reprenant le symbole des évangélistes ont été sculptées, faisant la transition entre la partie carrée du campanile et la tour ronde qui le coiffe.
Le lion pour Saint-Marc...
L'aigle pour Saint-Jean...
L'oiseau à tête d'homme
L'homme pour Saint-Matthieu...
Le taureau pour Saint-Luc...
Ces quatre animaux fantastiques aux ailes d'aigle sont dus à Henri Bouchard (1875-1960).
Un sculpteur qu'on a un peu "oublié" après la guerre à cause de son appartenance au groupe Collaboration (Othon Friesz, Paul Belmondo...) et à son voyage avec d'autres artistes à Berlin sur invitation allemande.
Il fut plus perméable que le marbre qu'il sculptait à la propagande nazie et revint enthousiaste en France avec la nostalgie de "la vie presque féérique que le gouvernement du IIIème Reich sait faire à ses artistes qui semblent être là les enfants chéris de la nation."
Malgré cet aspect peu sympathique du personnage, essayons d'être objectif et rendons justice à son grand talent, notamment dans ses sculptures très représentatives de l'Art Déco.
A Paris on peut voir, entre autres, son Apollon Musagète du Palais de Chaillot...
La façade de Saint-Pierre de Chaillot et son monument "aux héros inconnus du Panthéon.
Et maintenant il serait temps de parler de celle pour qui le clocher-campanile a été élevé, la Savoyarde!
Mais elle viendra sonner à vos oreilles dans le prochain article!
La gaité, l'humour, l'intelligence, l'ironie, le champagne... c'est une part de l'insouciance et de l'impertinence du 2nd Empire, des oeuvres d'Offenbach, des opérettes doux-amer... c'est tout cela qu'évoque ce nom qui fut célébrissime : Henry Meilhac.
C'est tout cela que pleure comme irrémédiablement perdu cette muse qui penche son visage vers la terre.
C'est une des plus belles tombes du cimetière de Montmartre, figure de proue de la 21ème division entre l'avenue Berlioz et l'avenue Cordier.
Elle représente la Douleur.
Sans doute Meilhac aurait-il préféré avoir pour compagne d'éternité la danseuse de l'Elysée-Montmartre!
L'Elysée Montmartre
Il est typiquement ce qu'on appelle un bon vivant. Il aime la vie et ses plaisirs, il aime regarder vivre ses contemporains et c'est avec humour, avec mordant mais aussi avec une certaine sympathie qu'il les représente dans ses comédies.
Il est bel homme et refuse le mariage qui lui imposerait un cadre dont il ne veut pas et qui le priverait de sa liberté de vagabondage!
Il a commencé sous le pseudonyme de Talin par le dessin dans le "Journal pour Rire" (1852-1855) où sa fantaisie pouvait se donner libre cours.
Meilhac (debout) et Halévy
Mais la grande rencontre de sa vie c'est celle, en 1860, de Ludovic Halévy (presque voisin au cimetière de Montmartre). Leurs deux noms vont former un tandem inséparable pendant près de 20 ans!
Les livrets des plus célèbres opérettes d'Offenbach sont leur oeuvre : La Belle Hélène, La Vie parisienne, La Grande Duchesse de Gerolstein, la Périchole....
Caricature de Meilhac (gauche) et Halévy.
Leur proximité d'esprit avec le grand musicien est telle que paroles et musiques nous semblent ne faire qu'un. La virtuosité, le génie d'Offenbach irriguent les paroles des librettistes, la drôlerie, la fantaisie des paroles donne aux airs célèbres un peu plus de piment....
La collaboration de ces trois hommes est unique et féconde. Elle est le témoin d'une époque d'ivresse et de plaisir qui était capable de se moquer d'elle même et de ses travers et qui pressentait qu'elle dansait sur un volcan...
Meilhac et Halévy ont également écrit le livret de Carmen, de Manon de Massenet. On leur doit aussi celui de l'opérette la plus célèbre de Charles Lecoq, Le Petit Duc.
Meilhac a encore écrit des vaudevilles. Certains ont connu un grand succès comme Frou-frou.
Sarah Bernhardt dans Frou-frou
Sa modernité vient de son humour parfois absurde, des situations improbables, de la loufoquerie des mots, de la préciosité ironique de ses aphorismes. Ce goût parfois trop prononcé de Meilhac pour ce qu'on pourrait appeler un surréalisme de comédie, a dû être pondéré par Halévy qui se prenait plus au sérieux.
Néanmoins Meilhac, en 1888, fut accueilli à l'Académie Française, quatre ans après son compère Halévy.
Sépulture Halévy au cimetière de Montmartre
Il meurt en 1897 au coeur d'une Belle Epoque dont il avait été un des représentants les plus iconoclastes.
"En témoignage de sincère admiration et d'affectueuse gratitude ce monument fut élevé par un ami"
C'est son ami Louis Ganderax avec qui il avait dirigé la Revue de Paris et écrit "Pepa", pièce créée à la comédie française, qui commande en 1900 la statue qui orne le monument funéraire dessiné par l'architecte Louis Dauvergne.
Louis Dauvergne a laissé dans le XVIème arrondissement, rue de l'Alboni, un groupe remarquable de huit immeubles. Il est connu également pour avoir veillé à l'achèvement de l'église Saint-Pierre de Neuilly dont l'architecte Alfred Dauvergne était son père.
Albert Bartholomé (1848-1928), l'auteur de la statue, est un de nos grands sculpteurs. Il est lié à Montmartre où il rendait visite régulièrement à son ami Degas. Un autre peintre était un de ses proches, Puvis de Chavannes.
L'influence de ce dernier est sensible dans l'élégance un peu hiératique de ses sculptures. Avec lui il fait partie du mouvement symboliste de la fin du XIXème siècle.
Le monument aux morts (la Porte de l'au-delà) au Père Lachaise
Le chef d'oeuvre qui l'a fait connaître et reconnaître c'est son monument aux morts du Père Lachaise qu'il appelait "la Porte de l'au-delà".
Cette oeuvre sérieuse et austère au questionnement métaphysique n'évoque pas vraiment l'univers de Meilhac. Pas plus que la douleur assise sur son tombeau.
On imagine que serait plus à sa place la Danse de Carpeaux qui orne la façade de l'Opéra, à quelques mètres de l'immeuble où mourut Offenbach et non loin de celui où mourut Meilhac
Cette petite artère entre les rues Marguerite de Rochechouart et du Faubourg Poissonnière peut paraître anodine et sans éclat. Elle fait pourtant partie de l'histoire de Montmartre, modestement mais sûrement!
Il y eut, dans cette campagne proche du centre de Paris, en 1818, les Promenades Egyptiennes, un parc de beaux arbres où avaient été installées les célèbres "Montagnes Egyptiennes"
Il s'agit des ancêtres des montagnes russes. De hauts pylônes soutenaient des cables sur lesquels glissaient des chariots qui avaient été élevés par treuil jusqu'à la plate forme de départ.
Face à la rue du Delta le 166 Faubourg Poissonnière évoque l'Egypte.
Après plusieurs accidents, les montagnes furent démontées et les Promenades égyptiennes devinrent en 1819 le jardin du Delta.
Courses de char, divertissements, feux d'artifice de Claude Ruggieri lui permirent de perdurer jusqu'en 1824 et la décision des propriétaires de trouver un meilleur profit en lotissant la rue.
Rue de Dunkerque
La rue prend naturellement le nom de Delta. Un nom qui plaît puisque qu'il n'y aura pas moins de trois rues qui l'évoqueraient : rue Neuve du Delta (aujourd'hui la partie la plus orientale de la rue de Dunkerque), rue du Delta-Lafayette (aujourd'hui rue de Valenciennes près de St Vincent de Paul).
La seule qui porte encore ce nom c'est notre rue qui va du Faubourg Poissonnière à la rue Marguerite de Rochechouart (200mètres).
Le 1
Le premier immeuble côté impair est une belle construction industrielle 1900, aujourd'hui siège des éditions du Regard.
Le 6
Peu d'immeubles d'avant 1850 ont subsisté. Il y avait au 6 à l'emplacement d'un indigent immeuble moderne, la société des "Berlines du Delta" créée en 1828 par Leboulanger et Varin.
Elle voulait concurrencer les fiacres connus pour leur saleté et la grossiéreté de leurs cochers. 150 berlines confortables, propres, d'un jaune éclatant transportèrent les parisiens pendant 22 ans!
Les berlines cédèrent la place à une manufacture unique en son genre puisqu'elle exploitait un brevet de Béziat qui avait inventé le premier réchaud à gaz de pétrole.
Le 7 aujourd'hui
Le 7 jadis
Il faut de l'imagination pour voir à l'emplacement du 7 la vieille maison un peu branlante qui fut un lieu de rencontre et de vie de quelques grands artistes du début du XXème siècle.
Un grand amateur d'art et mécène, Paul Alexandre, prit possession temporaire de l'immeuble programmé pour la démolition quelques années plus tard.
Il mit à la disposition d'artistes fauchés (comme ils le sont presque tous en début de carrière) des ateliers ainsi que des parties communes dotées d'un relatif confort. Brancusi en est un des hôtes les plus illustres...
7 rue du Delta (de gauche à droite, Drouard, Doucet et sa femme,
Modigliani après avoir été chassé de son atelier dans le maquis, rue Caulaincourt, après avoir couru de pension en meublé, après avoir occupé une remise de planches place Jean-Baptiste Clément, finit par accepter en 1907 la proposition de Paul Alexandre de disposer d'un lieu de travail dans cette maison.
Il profita alors de l'atelier qui lui était offert sans vraiment s'intégrer à une vie communautaire qu'il n'avait jamais aimée.
Il ne quitta la rue du Delta que deux ans plus tard quand les démolisseurs s'attaquèrent à la vieille maison qui appartenait à la commune.
Paul Alexandre trouve un refuge non loin de là, rue Dancourt. Une photo montre l'exode d'un lieu à l'autre, avec une charrette qui trimbalait quelques chefs d'oeuvre de Modigliani!
Le 8-10
Opulent immeuble aux 8-10, témoin de l'embourgeoisement de la rue qui perd une à une ses vieilles maisons de plâtre.
Il a été édifié en 1904 par l'architecte Ch. Lefebvre dont on connaît quelques réalisations à Paris.
Le 12
Le 12 évoque le nom de François Appel (1821-1882) né en Saxe et naturalisé français en 1858. Il est un des lithographes les plus en vogue dans la 2ème moitié du XIXème siècle.
Il possédait d'immenses ateliers qui allaient de la rue du Delta jusqu'au boulevard de Rochechouart. 240 ouvriers y travaillaient encore l'année de sa mort!
Si l'adresse officielle était bien rue du Delta, la façade de prestige donnait sur le boulevard Rochechouart.
Au 13 actuel, un buste de bronze rend hommage à Senefelder, l'inventeur bavarois de la lithographie. Deux enfants, de part et d'autre s'initient à cet art débutant.
On s'arrachait les calendriers, les images publicitaires, les boîtes décorées qui sortaient des ateliers de François Appel....
Il était sollicité pour créer des affiches dans un style qui plaisait à l'époque, coloré et réaliste.
Le 15
Le 15 est un bel immeuble qui porte le nom de son architecte et sa date de construction : Tardif Delorme, 1892.
Le 15
Tardif Delorme a réalisé plusieurs immeubles à Paris, comme le 47 rue des Archives.
Dans le local du rez de chaussée travaillait au début du XXème siècle un encadreur dont les cartons publicitaires étaient distribués dans le quartier. Ils étaient illustrés par Willette, le créateur du Pierrot de Montmartre qui n'hésitait pas à rappeler son village en dessinant les moulins de la Butte.
14 rue du delta
Au 14, un vieille photo nous rappelle que ce fut l'adresse de l'atelier d'un mécanicien ...
Le 26
Le 26 est une des rares maisons qui ont subsisté malgré la spéculation immobilière déchaînée. Elle abrite des artistes après avoir été pendant des années le siège et les bureaux du premier hebdomadaire consacré au cinéma : le film.
C'est avec cette maison cinématographique que nous quittons la rue du Delta pour remonter la rue marguerite de Rochechouart et passer sur la place que les habitants du quartier appellent place du Delta bien qu'elle n'ait pas de nom sinon celui des rues qui la forment...
Un peu plus bas, le cinéma Le Louxor lance dans le ciel parisien ses disques solaires…
Décidément vivre à Paris c'est voyager sans cesse dans le temps et l'espace, dans la réalité et les rêves!
Polaire (1874-1939) n'est pas vraiment montmartroise mais elle a été peinte ou croquée par des artistes de la Butte … notamment le plus montmartrois d'entre eux, Toulouse Lautrec.
Polaire (Lautrec)
… Et il était impossible qu'elle ne passe pas dans les cabarets montmartrois où les débutants et débutantes ne manquaient pas de tenter leur chance.
Edmond bouchaud dit Dufleuve
Elle quitte son Algérie natale alors qu'elle n'a que 16 ans pour rejoindre son frère Edmond Bouchaud qui faisait carrière au café concert sous le nom de Dufleuve.
Ce frère qui prit soin de faire connaître sa sœur aux directeurs de salle qu'il connaissait et qui s'illustra en écrivant des chansons pour Dranem, Fréhel, Polin, Maurice Chevalier… (Fréhel puis Gainsbourg reprendront l'une d'entre elle : la Coco).
La tradition la fait débuter à l'Européen alors que selon toute vraisemblance c'est à Montmartre, à la Cigale qu'elle fit ses premières armes.
Elle en parle dans ses mémoires : "Je me revois achetant une chanson à un sou, ignorant ce qu'était une orchestration et débutant le cœur angoissé sur les planches de la Cigale, six mois après j'étais lancée."
Elle était lancée! elle avait séduit par sa présence nerveuse, sa manière expressionniste de bouger et par sa taille incroyablement fine, sa taille de guêpe qu'aucune élégante de la Belle Epoque malgré les corsets les plus contraignants n'égala jamais!
Elle détient d'ailleurs le record Guiness de la taille la plus fine (titre partagé avec la britannique Ethel Granger) de 33 cm!
Dans ses mémoires, elle dit comment, pour s'amuser, des messieurs pouvaient entourer sa taille de leur faux col!
Le Concert Européen rue Biot.
Après quelques mois à la Cigale, le succès aidant, c'est à l'Européen qu'elle est engagée dans un autre music-hall montmartrois proche de la place de Clichy.
Cette salle où a débuté Fragson se spécialisera dans les opérettes et notamment celle qui aura un succès immense (et disproportionné) Phi-Phi.
C'est alors qu'elle éprouve la nécessité de se trouver un nom d'artiste, Emilie Bouchaud n'ayant rien d'exotique ni d'accrocheur. Il ne m'étonnerait pas que ce fût sur la Butte d'où l'on contemple le plus beau ciel de Paris, qu'elle ait eu l'envie, devant les étoiles qui éclairaient la nuit, de choisir le nom de l'une d'elle, la plus brillante de la constellation de la Petite Ourse, l'Etoile Polaire.
Choix judicieux et poétique s'il en est, feu et glace à la fois!
Ce nom va vite devenir célèbre et attirer la foule à la Scala. Polaire est ce que l'on appelle alors une "gommeuse épileptique", mélange de femme aguicheuse et de danseuse expressionniste aux gestes saccadés. "Je fis tout de suite des gestes exaspérés. Projetant ma tête en arrière, je chantais avec mes cheveux battant au vent, avec mes narines frémissantes, avec mes poings crispés."
Polaire vue par Léandre
Plus tard Polaire sera sévère avec ce début de carrière qu'elle jugera vulgaire et composé de chansons médiocres et à double sens "des idioties, des pornographies".
En 1895 Le Rire publie le célèbre dessin de Toulouse Lautrec qui, reconnaissons-le, ne rend pas justice à son charme juvénile mais saisit plutôt une attitude et une ambiance.
On ne comptera plus le nombre de dessinateurs et caricaturistes qui la prendront pour sujet, surtout quand, devenue actrice, elle recevra des louanges quasi générales de la critique dans le rôle de Claudine que Willy lui a confié en 1905. Colette écrira : "Elle comprenait ce qui était nuance, finesse, arrière pensée, et le traduisait à merveille."
Ici s'enracine une rumeur tenace.
Il y aurait eu une liaison amoureuse et passionnée entre Colette et Polaire. La rumeur est née d'une confidence de l'écrivaine à une de ses amies, disant qu'elle aurait aimé coucher avec Polaire.
Colette
Rien n'atteste que ce voeu soit devenu réalité. Polaire n'a jamais montré de goût pour le lesbianisme. Au contraire, elle avait un jugement définitif et plutôt moral sur la question : "Tant de légendes ont pu s'échafauder sur moi, alors que je n'ai jamais pu comprendre les mœurs anormales".
Et c'est sans empathie qu'elle joua le rôle d'un travesti au théâtre dans "Le P'tit Jeune Homme"
Jean Lorrain (Nicolàs Rosenfeld)
Ce qui ne fait pas d'elle une homophobe. Elle appréciait au contraire ses amis homosexuels et notamment Jean Lorrain, le plus célèbre d'entre eux dont elle dira dans ses mémoires : "Grâce à lui tout prenait intérêt, les plus humbles détails s'enrichissaient de poésie"
Un autre passage mémorable de Polaire à Montmartre a pour cadre le plus célèbre des music-halls, le Moulin Rouge. Colette elle-même s'y'était produite en 1907 dans "Rêve d'Egypte". Elle dansait avec son amie Missy et les deux femmes provoquèrent un scandale en s'embrassant interminablement et langoureusement au dernier tableau.
C'est deux ans plus tard, en 1909, que Polaire est engagée à son tour au Moulin Rouge pour jouer dans la pièce "Ma gosse" d'Yves Mirande et Henri Caen.
Dans la même soirée, elle interprétait "La danse noire" dans la tradition épileptique qu'elle avait illustrée à ses débuts. Pendant cette "danse de barrière violente, tragique et passionnée", elle se blessa au bras sans interrompre cependant son numéro.
Elle aura encore un lien avec Montmartre en 1910 en jouant dans la pièce homonyme de Pierre Frondaie au Théâtre du Vaudeville.
Mais c'est surtout sur les boulevards qu'elle se produira, un peu loin de la Butte qui se dessine au loin avec sa basilique qui s'achève enfin.
Elle fut aussi actrice de cinéma et tourna dans une vingtaine de films dont 5 de Maurice Tourneur.
Pour ma part j'ai une tendresse particulière pour elle qui figure sur un tableau peint par Marcel Matho et qui pendant des années fut accroché dans l'atelier du "roi des photographes" de la Butte, François Gabriel.
Ce tableau n'a pas quitté Montmartre. Il m'a été confié par la petite fille du photographe. Polaire, rieuse et mutine, y est pour longtemps un éclat de soleil venu de la Belle Epoque.