Il vécut à Montmartre et pourtant aucune plaque, spécialité de la Butte s'il en est, n'y évoque son nom.
Une injustice ou un oubli ? Il est vrai que la mode privilégie aujourd'hui quand il s'agit de baptiser les rues, des femmes, politiques ou artistes, lesbiennes ou hétéro, noires ou blanches qu'importe, mais des femmes! Histoire de réparer la vieille domination patriarcale qui se traduit par la présence sur la quasi totalité des plaques de nos villes de patronymes masculins...
Georges de Feure est né à Paris en 1828 et il y est mort en 1943, abandonné de tous et misérable.
Avec la guerre franco prussienne ses parents se réfugient aux Pays-Bas et quand ils reviennent à Paris en 1889, ,Georges de Feure s'installe sur la Butte. c'est là qu'il rencontre Pauline Domec avec qui il aura deux enfants.
Il aime passer ses soirées dans les cabarets de Pigalle, notamment au Rat Mort et au Chat Noir. Il fréquente dans les mêmes cercles des poètes et des musiciens parmi lesquels Debussy, Ravel ou Satie! Il faut croire qu'il avait un goût musical très sûr!
Ses admirations littéraires vont en priorité aux poètes, parmi lesquels Baudelaire et Rodenbach. Ses premières oeuvres sont nettement inspirées par la vision baudelairienne de la femme tentatrice et dangereuse :
(...) Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,
S'avançaient, plus câlins que les anges du mal,
Pour troubler le repos où mon âme était mise
Et pour la déranger du rocher de cristal
Où, calme et solitaire, elle s'était assise.
Jules Chéret
On peut voir l'évolution de sa création depuis sa participation dans des journaux auxquels il propose ses caricatures jusqu'aux premières commandes qu'il reçoit pour des affiches. Il est alors influencé par Chéret, considéré comme le, maître du genre.
Il illuste également des livres, comme "La Porte des Rêves" de Schwob.
Dans les années 1900-1910 il se réalise vraiment et trouve son style. Il est considéré comme un des plus éminents représentants de l'Art Nouveau. Il crée quelques unes des plus belles affiches de cette époque.
La nudité disparaît. Les femmes sont parées de soies et de plumes. Elles sont prises dans des toilettes somptueuses ou extravagantes. Elles sont royales, dominatrices, inaccessibles...
Les hommes sont peu représentés et quand ils le sont, ils sont ternes, fripés, plus petits que la femme, "chiens à l'attache" ou "suiveurs"...
Le suiveur
Nous voyons là le grand paradoxe de l'Art Nouveau, le plus féminin des arts (mais représenté par des hommes), le plus exacerbé dans ses courbes, ses volutes, ses danses, ses couleurs.... et en même temps celui qui, tout en semblant donner à la femme et à son univers la prééminence, en fait une créature à part, non pas l'égale de l'homme mais sa prédatrice.
Toujours est-il que le principal promoteur de l'Art Nouveau, Samuel Bing choisit Georges de Feure pour décorer son pavillon de l'exposition universelle 1900.
L'artiste connaît alors un grand succès avec ses panneaux décoratifs représentant les différents artisanats, ses vitraux, ses diverses créations de verrerie ou ferronnerie.
Panneaux de Georges de Feure pour le pavillon Art Nouveau de l'exposition universelle 1900
Vitrail
Après cette apothéose Georges de Feure reçoit de nombreuses commandes. Son style va évoluer peu à peu vers l'Art Déco. Il s'intéresse au théâtre (il avait été un temps acteur aux Pays-Bas), au décor et au costume. Il passe de la femme-oiseau au plumage chatoyant à la femme libre dans sa géométrie, sa chevelure courte, ses yeux francs....
Il conçoit la décoration intérieure d'appartements particuliers.
Madeleine Vionnet qui est alors une grande couturière (créatrice du drapé, de la coupe en biais) qui représente la mode française dans le monde entier lui confie la décoration de son hôtel particulier et de sa maison de couture.
Georges de Feure devient alors un des talentueux représentants de l'Art Déco.
Il suffit de voir sa décoration du grand salon de la maison de couture et une reproduction en noir et blanc d'une des fresques disparues qui ornaient ses murs pour s'en convaincre.
Il serait injuste d'oublier que Georges de Feure fut aussi un peintre de grand talent, influencé par le symbolisme mais créateur d'un univers bien à lui qui fait parfois penser à Félix Vallotton.
Dans les années 1930, Georges de Feure cesse d'être à la mode. Nous entrons dans une époque qui avant la catastrophe de la guerre invente une nouvelle architecture influencée par le Bauhaus. La pure décoration n'a plus sa place. Le Corbusier pointe le bout de son nez. Nous nous acheminons vers le confort certes, le pratique bien sûr et la froideur...
On détruit sans état d'âme les stations de Guimard, les hôtels art nouveau... Georges de Feure qui n'a jamais su gérer ses revenus, meurt, misérable, dans un Paris occupé.
Aujourd'hui on le redécouvre. On voudrait revenir en arrière et lui éviter la dernière gifle que lui envoya le Ministère des Beaux Arts quand en 1941 il refusa le don que lui faisait George de Feure de deux de ses toiles jugées indignes de faire partie des collections nationales. C'était quelques mois avant sa mort.
La voix du mal (1895)