Voisin de l'Auberge du Clou vandalisée légalement en 2021 pour laisser place au Seasons Martyrs, il y eut un autre cabaret flamboyant de Montmartre : l'Âne rouge.
Il a depuis fort longtemps cessé de braire et au 28 avenue Trudaine il a laissé place au "Paprika" du nom d'une épice de couleur rouge elle aussi, mais il est hors de question de ne pas le "ressusciter" le temps d'un article, tant il fait partie de l'histoire de notre quartier.
Remontons au second Empire, en 1870, avec le père Laplace que certains appellent "le père de Montmartre". En effet, marchand de tableaux avisé, il eut l'idée d'organiser des rencontres d'artistes, poètes et peintres autour d'un verre, dans sa boutique. Devant le succès, il la transforma en café, "La Grande Pinte", hommage à un célèbre débit de boissons (créé en 1724) situé à la barrière d'Antin, là où trône aujourd'hui l'église de la Trinité et qui eut pour fidèle client le brigand Cartouche qui appréciait le puits de l'établissement donnant accès à des souterrains précieux en cas d'alerte.
La Grande Pinte de Laplace peut être considérée comme un des premiers cabarets montmartrois où s'exprimaient et étanchaient leur soif poètes et chanteurs!
C'est en 1889 que commence l'histoire de notre cabaret quand la Grande Pinte est rachetée par Gabriel Salis pour devenir l'Âne Rouge.
Le Chat Noir de Rodolphe Salis, d'abord sur le bd de Rochechouart (ensuite rue de Laval, aujourd'hui Victor Massé)
Le nom de Salis est familier aux oreilles des Montmartrois ! Salis! Le Chat Noir! Le cœur même du Montmartre des artistes et de la Bohême! Mais attention, un Salis peut en cacher un autre! Le Chat Noir appartient à Rodolphe Salis tandis que l'Âne rouge est la propriété de Gabriel Salis, son frère cadet.
Les deux frères ne s'entendent pas, ou alors comme chien et chat (à cause d'une rivalité féminine)! C'est pour concurrencer Rodolphe que Gabriel ouvre son cabaret à proximité du Chat Noir.
Le nom aurait été trouvé par Willette pour se moquer du mauvais caractère un tantinet buté de Rodolphe et de sa crinière rousse.
Caricatures de Willette :
- Il fut un temps où je portais la farine au moulin...
_ Mais j'en avais plein le dos de Pierrot et de sa farine...
- Et il est mort depuis...
- Là ousqu'est mon mouchoir?
- Mes amis tout ça est à vous... pour de l'argent! Buvez et multipliez!
- C'est pour la réparation de la Butte qui s'écroule sous le poids de ma gloire
- De l'audace, de l'audasse et encore de l'audasssse et toujours de l'audasssssse! (Willette)
Gabriel Salis surnommé le léopard ou encore le don Quichotte de Montmartre, moins autoritaire que son frère entraîne avec lui une partie des habitués du Chat Noir, à commencer par Willette qui accroche dans la grande salle son tableau peint après la Commune "la fédérée de la place du Tertre".
Tableau inspiré par un poème de Richepin qui sera plus ou moins copié par Bruant :
"Le drapeau rouge autour du corps
Lui allait mieux qu'un linceul d'or
Elle est tombée la gueule ouverte
A Mont-merte".
Parmi les artistes qui participent au "décor" en accrochant quelques unes de leurs œuvres, nous trouvons Steinlen, celui-là même qui a créé pour Salis l'affiche devenue icône de Montmartre.
Nous trouvons encore Georges De Feure peintre symboliste qui avait son atelier à proximité, rue de l'agent Bailly et qui mérite d'être redécouvert.
Georges de Feure (femme dans la neige)
L'Âne rouge connaît un grand succès avec la venue de la bande des Hydropathes de Goudeau et avec quelques personnalités marquantes de la bohême montmartroise. Il suffit de citer Verlaine, Charles Cros, Xavier Privas, Marcel Legay, Gaston Couté, Paul Delmet, Willette, Steinlen, Bottini.... Toutes ces figures montmartroises habituées de l'Âne rouge n'en fréquentent pas moins d'autres cabarets, d'autres lieux mythiques aujourd'hui qui se réclament de leur célébrité.
Gabriel Salis contribue à l'ambiance joyeuse et impertinente. Il se réjouit de voir s'anémier le Chat Noir de son frère tandis que son Âne est en pleine forme.
Rodolphe Salis tente de retrouver le succès en organisant des tournées dans toute la France et en innovant avec le théâtre d'ombres dont certaines silhouettes sont conservées au musée de Montmartre. La dernière séance eut lieu en 1896, après quoi Rodolphe pris d'une folie destructrice s'acharna contre le mobilier et la décoration de son établissement, hâtant sa mort définitive.
Il meurt l'année suivante, en 1897. Gabriel Salis eut-il du remords, retrouva -t'il l'affection perdue pour son frère? Toujours est-il qu'il vendit son Âne rouge peu de temps après, en 1898.
Son acquéreur fut André Lesage, dit Andhré Joyeux, compagnon de la première heure et chansonnier apprécié qui n'eut pas le temps de faire ses preuves à la tête de son cabaret car, atteint d'un cancer à l'estomac, il se suicida en septembre 1899.
Il ne reste que quelques années de vie à notre Âne rouge qui est racheté en 1900 par Mauricette Renard puis en 1903 par Léon de Bercy, chansonnier, parolier, membre du Club des Hydropathes et ami de Bruant avec qui il écrit un dictionnaire de l'argot, mais mauvais gestionnaire qui abandonne le pauvre Âne en 1905.
C'est la fin du cabaret mais pas de son nom. Un certain monsieur Choulot ouvre un restaurant qui garde pour sa publicité l'enseigne devenue célèbre.
Quelques années plus tard le nom disparaît à son tour. Les fourneaux du restaurant s'éteignent et c'est une boulangerie qui s'installe à sa place. Fin de l'Âne Rouge!
Le Paprika qui aujourd'hui occupe son emplacement n'a pas détruit la céramique originelle au-dessus de la porte avec notre âne rouge gourmand, tenu en laisse par une femme nue virevoltante! Ultime relique du célèbre cabaret!