Je republie cet article de 2018 à l'occasion de l'exposition du musée de Montmartre "Fernande Olivier et Pablo Picasso, dans l'intimité du Bateau-Lavoir" (14 oct 2022 au 19 février 2023)
Fernande Olivier a aimé Picasso, elle a été aimée de lui... Leur amour qui dura cinq ans fait partie de l'histoire de l'art et de la légende de la Butte
Elle est née Amélie Lang (un prénom prédestiné pour Montmartre) le 6 juin 1881. Fillette mal aimée par ses parents, elle est confiée à sa tante et son oncle qui forment un couple déséquilibré où pour une fois c'est la femme qui fait la loi.
Bien qu'Amélie soit attentionnée et douée pour les études, elle ne reçoit pas de tendresse de sa tante sévère et rigide. Au contraire elle en a peur et tente de se rapprocher de son oncle, brave homme, ému par elle mais dirigé d'une main maîtresse par sa femme qui lui interdit de s'occuper de la petite.
Dès qu'elle le peut, elle s'enfuit du domicile familial.
A la recherche d'une figure masculine protectrice, elle épouse un homme égoïste et violent. Elle s'enfuit de nouveau et rencontre un jeune sculpteur Laurent Debienne qui habite dans une vieille bâtisse où des artistes fauchés tentent de survivre et de créer : Le Bateau Lavoir.
Elle va vivre avec lui dans ce bateau amarré au cœur du Montmartre pauvre et artiste.
Elle a en 1900, abandonné son nom, comme une mue. Elle a choisi de s'appeler Fernande Olivier. Le prénom paraît bien démodé aujourd'hui malgré les vertus aphrodisiaques que Brassens lui prête!...
Son amant comme la plupart des artistes qui vivent à Montmartre, gagne peu d'argent et c'est Fernande qui rapporte de quoi manger et se chauffer. Elle pose pour des peintres célèbres qui apprécient son académie! Elle est grande et sensuelle, d'une beauté sans vulgarité, presque distante.
On compte parmi ceux qui ont utilisé ses services : Henner, Carolus Duran, Cormon, Boldini, Othon Friesz.... et un Catalan, Joaquim Sunyer...
Mais le loup est dans la bergerie!
Il s'agit d'un jeune peintre espagnol venu à Paris en 1900 et qui depuis 1904 loue son logis-atelier dans le même Bateau Lavoir de la place Emile Goudeau : Pablo Picasso
Il a connu des années difficiles pendant lesquelles il a créé un monde mélancolique guetté par la misère et la mort. C'est le suicide de son ami, le peintre catalan Casagemas (avec qui il partagea en 1900 le petit atelier du 49 rue Gabrielle) qui le marque profondément et colore sa "période bleue", une des plus inspirées et des plus fortes.
Le jeune homme remarque sa belle voisine qu'il regarde amoureusement chaque fois qu'il la croise.
Fernande Olivier écrit dans ses Souvenirs : Il y a dans la maison un peintre espagnol qui me regarde avec de grands yeux lourds, aigus et pensifs à la fois, plein d'un feu contenu et si intensément que je ne puis m'empêcher de le regarder moi aussi.
Il faudra de la patience à Picasso pour séduire la belle.
Un soir pluvieux, il ramasse un chaton abandonné, comme il y en a tant, sur le trottoir du Moulin de la Galette. Il guette le retour de sa voisine et quand il la voit, le lui offre.
Beaucoup de femmes ne résistent pas à un tel cadeau...
Une relation prend naissance, d'abord intermittente avant de s'officialiser. Fernande qui recherche toujours l'amour idéal croit un instant l'avoir trouvé.
Tout semble beau, bon. Je dois peut-être à l'opium de m'avoir fait comprendre le sens véritable du mot "amour". Je découvris que je comprenais enfin Pablo, je le "sentais" mieux. Il me semblait que c'était lui que j'avais toujours attendu.
Des décennies plus tard, elle confessera que cet amour-là a été le plus beau de sa vie
Elle a décrit le misérable logis qu'elle partage avec son amant, le bric à brac de pauvres meubles et de toiles, la souris blanche que Picasso élève et à qui il a confectionné un nid dans un tiroir.
C'est la vie de Bohême avec ce jeune Pablo qui n'est pas encore Picasso!
.. Mais qui est déjà un pur macho!
Très vite, il prend possession de son amante à qui il interdit de poser pour les autres.
Il refuse malgré ses demandes répétées de lui donner des conseils pour le dessin et la peinture qui pourtant l'intéressent et pour lesquels elle montre une certaine disposition.
Certains soirs, si l'on en croit les "souvenirs" qu'elle écrira en les sous titrant "écrits pour Picasso", il l'enferme dans l'atelier.
Cette liaison avec une femme aimante, belle et intelligente, a un effet bénéfique sur Picasso qui entre dans sa période rose.
Il la prend souvent pour modèle. Dessins, tableaux, esquisses la représentent qui de nos jours font connaître son nom dans les plus grands musées.
Bien que Fernande ne dise rien d'un événement qui la blessa, force est de mentionner ici la fausse couche qu'elle subit alors qu'elle rêvait d'avoir un enfant d'un homme aimé.
Tête de Fernande de profil (1906)
A la suite de ce traumatisme, le couple décida d'adopter une jeune fille recueillie à l'orphelinat.
C'est ce que relate Dan Franck dans son livre "Bohêmes". Certaines sources difficiles à vérifier, prétendent que Fernande fut terriblement jalouse en découvrant des dessins de leur fille adoptive nue, réalisés par Picasso. Elle exigea que l'enfant fût ramenée à l'orphelinat.
Notons qu'il n'y a pas un mot de cette histoire dans les Souvenirs de Fernande Olivier. Peut-être en souffrit-elle trop pour être capable de l'évoquer?
En 1905, Picasso se lie d'amitié avec Apollinaire. Ce sera une relation unique entre le plus grand poète français de ce début du XXème siècle et le plus grand peintre! Bien que Picasso juge son ami peu connaisseur mais intuitif :
Il ne connaissait rien à la peinture. Pourtant il aimait la vraie.
Apollinaire entouré de Picasso et Fernande Olivier (à droite) et Marie Laurencin (à gauche) peinture de Marie Laurencin.
Apollinaire et Picasso se rencontrent souvent et Marie Laurencin les représente dans ses tableaux où l'on reconnaît Fernande Olivier
Apollinaire et ses amis (1909) A gauche : Gertrude Stein, Fernbande Olivier, une muse,la chienne Fricka. Au centre Apollinaire et à droite, Picasso, Marguerite Gillot, Maurice Gremnitz et Marie Laurencin. Tableau de Marie Laurencin.
Souvent, les soirées se passent au Lapin Agile, le cabaret de Frédé où se rencontrent les "truands" décrit par Fernande Olivier :
La vieille salle presque sordide offrait ses murs couverts d'affiches, de toiles d'Utrillo, de Picasso, de dessins de Suzanne Valadon, de Poulbot et d'autres dont j'ai perdu le souvenir...
Ce sont les belles années, heureuses, malgré la pauvreté, malgré les exigences du peintre qui après sa période rose, se lance avec Braque dans l'aventure du cubisme.
Il prend pour modèle Fernande qui pour beaucoup restera cette figure à la fois déconstruite et concentrée des portraits cubistes de cette époque.
Une des femmes du tableau qui marque une date dans l'histoire de la peinture, "les Demoiselles d'Avignon" n'est autre que Fernande Olivier.
On connaît l'importance de cette toile qui donne au peintre un statut nouveau. Peu de gens savent alors que ces demoiselles sont les prostituées d'un bordel célèbre situé rue d'Avignon à Barcelone.
En 1909, la situation financière de Picasso lui permet de louer un grand appartement, 11 boulevard de Clichy, avec un atelier.
Il "s'embourgeoise" écrit Fernande Olivier!
Et de fait, Picasso prend goût à sa nouvelle vie.
Il ne fréquente plus le Lapin Agile, il préfère le Café de l'Ermitage sur le boulevard où il retrouve Braque, Gris, Apollinaire Max Jacob, Léger...
C'est là qu'il fait la connaissance de Marcelle Humbert qui se fait appeler Eva Gouel.
Le petit atelier qu'il continue de louer au Bateau lavoir pour y entreposer ses grandes toiles lui est alors utile pour cacher à Fernande sa nouvelle liaison.
Fernande feint de l'ignorer mais elle connaît son Pablo et comprend qu'il lui échappe.
Une fois de plus, elle échoue dans son rêve d'amour idéal.
Elle écrira :
Un seul être m'a aimée, que j'ai fini par aimer au plus profond de moi-même, ce qui ne m'a pas empêchée plus tard, car je fus souvent cruelle avec lui, de le quitter brutalement, en me déchirant moi-même, le jour où je constatais qu'il m'aimait moins.
Elle réagit malgré sa peine et prend pour nouveau compagnon un peintre italien qu'elle a connu en même temps que Modigliani lorsqu'il vivait à Montmartre, Ubaldo Oppi.
Après Eva Gouel, Picasso aimera d'autres femmes.
Il se souciera peu de celle qui arriva dans sa vie au moment où il avait le plus besoin de tendresse et d'amour.
Celle dont il a dit dans les derniers temps de leur liaison : Elle est belle mais elle est vieille. (Elle avait 30 ans!)
La "vieille" de son côté connaîtra d'autres homme en conservant au plus profond d'elle son rêve de bonheur conjugal.
Elle partagera notamment quelques années avec Roger Karl, tragédien, partenaire de Sarah Bernhardt.
Elle vieillit dans la solitude et peu à peu perd le peu d'argent qu'elle avait pu mettre de côté.
Elle survit, à la limite du dénuement total.
Braque s'en émeut et prévient Picasso devenu richissime qui lui vient en aide à la fin des années 50.
Les témoignages de ceux, comme Braque, qui l'ont connue alors, témoignent de sa gentillesse, du manque total de récriminations ou de reproches. Elle gardait à 70 ans, son humeur joyeuse et son goût de vivre.
Elle meurt le 29 janvier 1966.
Elle laisse deux livres de souvenirs, témoignages précieux de la vie artistique et bohême d'avant la guerre de 1914.
Témoignages surtout d'un amour généreux et passionné pour le jeune et génial Pablo avant qu'il ne se transforme en Picasso et change de monde, loin du Montmartre des artistes fauchés, loin du Bateau Lavoir, de la souris blanche dans son tiroir et du petit chat crotté de la rue Lepic.
Liens
Montmartre, peintres et oeuvres
Montmartre, personnages et célébrités
Pour connaître le Paris de Picasso, un livre s'impose : Paris § Picasso, balades sur les pas de l'artiste par Guillaume robin (Editions Hugo Images)