Vus de l'impasse Marie-Blanche un mur de briques et une tour nous rappellent qu'il y eut ici une grande
demeure construite à l'époque romantique par le Comte Charles de L'escalopier.
A l'époque de sa construction, en 1835, en pleine vogue du style troubadour, la demeure attire de nombreux curieux. Elle est alors au milieu des champs, à quelques pas du cimetière
du Nord, dit de montmartre.
Ce qui attire les badauds, ce sont des serres extraordinaires. Elles sont ornées de roches, de bassins et chauffées à la vapeur. Elles abritent les plantes les plus rares. A côté
des bananiers, on trouve des bambous, des papayers, des arbres à pain, des cocotiers en pleine terre. Une des serres, la plus visitée, offre aux regards émerveillés des parisiens, les plus belles
orchidées, les muscadiers, les copayers, les mancenilliers, les bois de santal....
Les serres sont hélas détruites par le Comte lui-même (c'est pour cette raison que Nicole, amoureuse de la végétation luxuriante, m'entraîne chaque année sous les tropiques).
Le Comte, grand érudit, nommé conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal, dont Nodier, qui a sa rue de l'autre côté de la Butte, est le responsable en chef, les remplace par une
immense bibliothèque, en grande partie consacrée aux ouvrages d'archéologie chrétienne.
Passionné par le Moyen-Âge, comme beaucoup de ses contemporains, et
comme le plus grand d'entre eux, notre Victor national, il décore sa maison en gothique flamboyant et installe un musée médiéval de pièces d'orfèvrerie, d'ivoire, de bronze. Il acquiert des émaux
très rares et des reliques pour la plupart douteuses mais dont le reliquaire, lui est authentique!
Notre Escalopier écrit un ouvrage qui lui apporte une petite
célébrité et lui vaut le hochet suprême, la croix de la légion d'honneur. Il s'agit de la traduction d'un traité du moine Théophile (XIIème siècle) sur les arts de son temps.
La porte étant entrouverte; je me permets d'entrer sur la pointe des
pieds. Le grand escalier semble accueillir quelques fantômes de lumière.
Une femme insatisfaite et mélancolique attend sur le mur que s'ouvrent à nouveau les portes sur les forêts tropicales et les perroquets multicolores.
Au fait, ce nom de L'Escalopier, que signifie-t-il ? Notre homme débitait-il des escalopes à la Cour de France? Ou bien portait-il sur la tête un chapeau qui en avait la
forme?
Que nenni !
Le nom est italien. Et ancien. Et prestigieux. La famille Della Scala régna sur Vérone jusqu'au jour où elle en fut chassée par les Vénitiens (au XIVème siècle). Réfugié à Paris, Pietro
Della Scalla voulut franciser son nom :
"Renversé de fortune, il renversa son nom
L'Escalopier lui fut nom pour Piero L'Escale"
Aujourd'hui, il faut tourner dans les petites rues de Montmartre aux noms de femme, pour découvrir ce qui subsiste de ce monde créé par cet érudit qui, passionné d'archéologie se rendit en
orient, y découvrit les restes d'une martyre, Théodosie, originaire d'Amiens (!!!) dont il obtint du Saint-Siège la translation dans sa ville natale.
Au coin de l'impasse Marie-Blanche et de la rue Constance, dans une vitrine, un tigre se souvient peut-être d'avoir planté ses crocs dans la chair tendre de Théodosie. Mais il est trop débonnaire
pour avoir de tels souvenirs... Il rêve avec ses compagnons de carton sur les fantômes, végétaux et humains, de la demeure du Comte marie-Joseph Charles de L'Escalopier.