Voilà un endroit de Montmartre qui semble préservé et qui pourtant est l'un de ceux qui a été ravagé par les bombes alliées en 1944.
Quand tombe la nuit il reste vibrant de l'âme montmartroise et il nous transporte, avec la voix de Morelli qui habitait à deux pas, dans un autre monde, une autre histoire.
Je l'aime profondément. J'y ai vécu alors que je commençais à enseigner, au 19 de la rue Paul Albert, tout contre la maison où vivaient Monique Morelli et Léonardi.
la maison n'a pas changé. Le chapeau de paille de Morelli est resté accroché à la fenêtre comme si, un jour de soleil, elle allait le remettre avant de sortir et dévaler la rue jusqu'au marché qu'elle aimait avenue Trudaine.
Presque en face de chez elle, dans la rue du Chevalier de la Barre, au 23, elle ouvrit le cabaret, "Chez Ubu" en 1962 où elle reçut ses amies Brigitte Fontaine et Colette Magny entre autres.
Morelli et Colette Magny
Mais, cornegidouille, elle n'était pas bonne gestionnaire et, trop accaparée par ses tours de chant, elle ferma boutique en 1969, année où elle chanta en 1ère partie de Brassens à Bobino.
Morelli, Brassens et Mac Orlan
Voilà 15 ans qu'elle a quitté sa maison sous le lierre pour le grand jardin du cimetière de Montmartre.
Travaux du funiculaire
Revenons en arrière, du temps où elle n'était pas encore née à l'ombre du beffroi de Béthune. Nous sommes à la fin du XIXème siècle. La Butte est sens dessus-dessous depuis que les travaux de la Basilique ont commencé avec leurs charrois, leur multitude de terrassiers, de maçons, de sculpteurs...
Les lotissements vont bon train et le quartier va être bouleversé.
Exception faite des maisons qui sont de part et d'autre du passage Cottin et qui sont restées telles qu'elles étaient quand Montmartre était un village.
Celle du 18 date de 1850 et abritait un bougnat. Un tableau de Lucien Génin en perpétue la mémoire.
Lucien Génin
Quelques commerces lui succédèrent jusqu'à ce qu'un restaurant s'y installe pendant une dizaine d'années, sous le nom d'Atmosphère, bien que nous soyons loin de l'hôtel du Nord.
Le pan coupé, sur le passage Cottin fut longtemps décoré par un portrait d'Arletty. Plus rien ne l'orne aujourd'hui et le petit immeuble campagnard avec ses volets bleus a repris ses airs d'antan.
Des plaques de grès dissociées qui formaient une frise avec vrilles, pampres, grappes et divinités bachiques décorent la façade.
Elles auraient été récupérées dans la célèbre Tour de Solférino qui était située un peu plus haut, rue Lamarck.
Les 18 et 22 et le passage Cottin (Gazi)
Le petit immeuble rescapé qui lui fait face, de l'autre côté du passage Cottin, au 20, abrite aujourd'hui une crèche.
Le CIM, "Centre Israélite de Montmartre" en fit l'acquisition en 1989. Le bâtiment était près de s'effondrer et il fallut entreprendre d'importants travaux pour le consolider et sauvegarder la façade classée. Une dizaine de piles furent nécessaires pour l'ancrer à la roche à une cinquantaine de mètres de profondeur. De tels travaux furent financés en majeure partie par une donation de Marcel Bleustein-Blanchet dont la crèche porte le nom.
Le 22 est une reconstruction à l'identique après les bombardements de 1944 qui ont détruit une partie de cet immeuble et de la grande maison qui en était voisine.
La maison, au 24, saccagée par les bombes avait elle même été élevée sur le terrain où était proposé en 1900 aux badauds et aux pèlerins un "panorama", alors très à la mode, grande fresque circulaire qui donnait l'illusion au spectateur placé au milieu de la rotonde, d'être immergé dans le paysage.
On en comptait plusieurs sur la Butte : le panorama de Patay, rue Becquerel, celui du Sacré-Cœur rue saint-Eleuthère, celui de Jérusalem qui nous intéresse aujourd'hui et qui en 1905 se transforma en panorama de Rome.
Le panorama lorsqu'il était animé par des jeux de lumière prenait le nom de diorama...
Les attractions s'avérant peu rentables, le panorama fut supprimé et sur son terrain fut édifiée en 1913 une maison avec atelier, construite pour le peintre Fernand Jobert (1876-1949).
Cette gravure d'Eugène Veder (1921) permet de se faire une idée de cette maison qui présente quelques similitudes avec la maison Neumont place du Calvaire. Son architecte est Albert d'Hont qui associé avec Félix Le Nevé, mort en 1906, a conçu plusieurs immeubles à Paris, notamment 98 boulevard Malesherbes et 11 rue Magellan.
Maison Neumont côté place du Calvaire.
Elle fut réalisée selon les indications du peintre qui avait largement les moyens d'en faire un une habitation-atelier idéale.
Bien qu'il passât une bonne partie de son temps en Bretagne, à Moëlan, il aimait l'atmosphère de la Butte et faisait partie de "la bande à Dorgelès" qui parle de lui comme d'un "peintre riche" opposé à Maclet "peintre pauvre."
Il aimait les peintres de Pont-Aven et fréquentait les Nabis. Montmartre ne semble pas l'avoir beaucoup inspiré, amoureux qu'il était des rivages bretons.
Le peintre quitta donc sa belle maison qui fut occupée alors par l'historien d'art, petit-fils de Gustave Eiffel, Georges Salles (1889-1966) spécialiste de l'Orient et, au temps de sa jeunesse, archéologue en Iran, Afghanistan et Chine.
Pendant les années où il vivait rue du chevalier de La Barre, il était directeur du musée Guimet.
Après guerre il deviendra directeur des musées de France. Il luttera alors pour la création d'un musée d'Art Moderne au Palais de Tokyo (aujourd'hui le MAM) et sera à l'origine de la commande pour le Louvre d'un superbe plafond peint par Braque et d'un mur par Picasso.
Cet homme remarquable à l'esprit ouvert et audacieux a également publié un recueil de nouvelles qu'il serait temps de redécouvrir : "Le Regard". Il y parle de la sensualité du regard, indispensable à qui désire comprendre un tableau. Un beau tableau selon lui est semblable à un bon repas : "Sa plus ou moins grande spiritualité ne sera jamais que la prolongation d'une jouissance organique."
Il n'est pas à Montmartre dans la nuit du 20 avril1944 quand ont lieu les bombardements alliés sur Paris destinés à toucher les bases arrières allemandes et les entrepôts de la RATP.
Clichés Roger Violet. La maison à gauche est celle du peintre Fernand Jobert.
La maison gravement touchée ne sera pas reconstruite, contrairement à l'immeuble du 22.
On peut voir sur ce cliché de 1948 le terrain arasé où s'élevaient la maison et l'immeuble du 22.
Aujourd'hui un ensemble assez banal occupe cet espace. Il ne porte aucun vestige des dioramas ou de la demeure d'artiste qui occupèrent un temps cet endroit si particulier de Montmartre.
Le côté impair de la rue du Chevalier est occupé par le CIM, Centre Israélite de Montmartre qui accueille des personnes en grande difficulté, notamment des mamans.
Pendant la guerre de nombreux orphelins y étaient hébergés jusqu'au jour où, transférés dans un autre abri après les bombardements, Ils furent raflés par la Gestapo et envoyés dans les camps de la mort.
Une plaque rappelle ce crime, une plaque semblable à celles si nombreuses qui ont été apposées sur le mur de nos écoles.
Avant la construction de ce centre, un restaurant avec jardins occupait tout l'espace de ce côté de la rue. Il s'agit du célèbre Rocher Suisse auquel nous avons consacré dans ce blog un long article.
Rappelons qu'à l'origine, un savoyard avisé, Mr Daudens acheta les terrains à un gros propriétaire dont une rue voisine porte le nom, Mr Feutrier. Peu à peu il le transforma en restaurant rustique qui évoquait ses Alpes natales.
L'établissement connut divers avatars et divers propriétaires avant de rendre l'âme définitivement en 1921, racheté par la Société Israélite caritavive.
Il y aurait bien des anecdotes encore à raconter sur ce petit quartier montmartrois que nous aimons et qui a, comme l'aurait dit Arletty, "une gueule d'atmosphère"
Le 18 avec Arletty
Liens
Les rues et places de Montmartre
Les peintres, artistes et célébrités de Montmartre
Je tiens à remercier Hélène, grande amie montmartroise qui m'a fourni des éléments indispensables et précieux pour cet article.