La rue de Clignancourt dans sa dernière partie tourne le dos à la Butte et file plein nord vers la rue Championnet où elle achèvera sa carrière.
Elle traverse la rue Custine et passe devant l'ancienne librairie "Montezer" au 64. Notons que dans ce quartier populaire, on pouvait trouver ce genre de commerce devenu si rare aujourd'hui!
La rue de Clignancourt avant le carrefour Labat. A droite le librairie Montezer. Quelques passants et quelques chiens!
Le 64 est un bel immeuble témoin de la volonté des promoteurs d'étendre le périmètre que Montmartre avait rendu attractif et à la mode. La première guerre est venue interrompre cette transformation.
Vient ensuite le croisement avec la rue Labat, celle où vécut Robert Sabatier (au 75) et qu'il évoqua dans ses deux romans consacrés à son enfance montmartroise : David et Olivier , Les Allumettes suédoises.
Celle où vécut également Sarah Kofman, philosophe amie de Deleuze. Elle fit le récit de cet épisode douloureux de sa vie dans son livre bouleversant : Rue Ordener Rue Labat (éditions Galilée). Après l'arrestation de son père déporté à Auschwitz, elle trouva refuge pendant les années d'occupation chez celle qu'elle appelle "la dame de la rue Labat".
Une belle maison s'élève à l'angle des deux rues, aux 69 et 71. Elle détonne dans ce quartier car elle ne ressemble ni aux maisons villageoises du vieux village, ni aux immeubles construits à la fin du XIXème siècle.
Elle a été construite en 1856, avant le rattachement du village à Paris et elle est représentative de ces édifices entre ville et campagne que la bourgeoisie édifiait dans la périphérie de la capitale. En pierres de taille avec trois étages carrés sur rez de chaussée, avec ses lucarnes et ses corniches à modillons, elle ne manque ni d'élégance ni de charme.
Un peu plus bas, côté pair se trouvait l'ancien bureau de poste....
... et puis il y a cinq ans, la poste fut détruite pour être transférée sur le boulevard Barbès, métro Château Rouge.
A son emplacement furent édifiés des immeubles dont l'insignifiance architecturale surprend quand on connaît l'inventivité de certains concepteurs de logements sociaux actuels.
Ces immeubles n'ont aucune chance d'obtenir le prix qui récompensa un autre immeuble social aux 75-77 de la rue.
Cet immeuble fut en effet lauréat du premier concours d'habitations à bon marché de la Seine. Il fut édifié en 1897 sur les plans d'Ernest Duquesne pour la Société Philanthropique, association née en 1780, créatrice avec les soupes populaires des premiers restos du coeur...
Georges-Picot, historien alors renommé (prix de l'Académie) présidait l'association. Son nom est immortalisé sur cet immeuble, ancêtre des HLM.
Le banquier Michel Heine (cousin du poète H. Heine) finançait ces projets. Les banquiers d'aujourd'hui pourraient s'inspirer de lui!
Ils pourraient aussi protéger des artistes comme le fit Michel Heine avec Sarah Bernhardt qui en guise de reconnaissance l'appelait son cochon doré!
Avant de terminer sa course vers Championnet, la rue nous réserve quelques belles surprises.
Un mobile s'envole dans le ciel... Une artiste a eu l'audace de lancer entre les immeubles ce cerf volant onirique...
J'ai trouvé dans le 18ème du Mois ces mots de leur créatrice, Charlotte Castanier :
« Cela a commencé par un pompon. Un pompon que j’ai fait pendre à l’aide d’une canne au-dessus du trottoir depuis mon balcon et que les passants essayaient d’arracher à la façon des enfants sur un manège… J’y glissais des petits mots... Les policiers sont venus me demander de remonter légèrement mon dispositif : les passants grimpant sur le toit des voitures de police pour gagner le trophée, cela faisait désordre… J’ai obtempéré, bluffée par la gentillesse de la force publique. "
De nombreux mobiles se sont succédé, offrant aux passants de nouvelles surprises. Ici l'esprit de Montmartre s'est réfugié, esprit de création et de partage!
Une dernière surprise! Une vitrine étrange au 82 attire notre attention...
Des créatures lapinoïdes sont installées devant un rideau rouge. Elles sont chez elles dans ce refuge qui a pour nom "Le Terrier" et qui abrite bon nombre de leurs congénères.
L'artiste qui leur a donné vie s'appelle Paul Toupet. Il est déjà connu pour son travail et a participé à diverses expositions.
Les figures qu'il crée en ce moment sont habillées de blanc, couleur de l'innocence. L'impression que donnent ses personnages à masque de lapin est mêlée. Enfance, jeu, banalité des occupations qui vont de soi, jouer à la poupée, sauter à la corde....
Et en même temps inquiétude, doute, peur. On sent la matière, l'épaisseur, la rugosité dans les vêtements d'apparence légère, comme si dès l'enfance les jeux étaient faits. Le temps qui sclérose et file vers la mort est à l'œuvre.
Nous sommes dans un conte de fée derrière des barbelés. Alice n'est pas in Wonderland mais dans une réalité où l'on se masque pour cacher une identité incertaine. Cependant, un masque de lapin avec de grandes oreilles ne change pas la nature de ceux qui le portent ni leur condition d'humains.
Je sais... c'est mon ressenti qui me renvoie sans doute à moi même... rien d'autre...
Mais je sais aussi que cet artiste donne naissance à un monde fascinant et inquiet, un monde où l'innocence est marquée par un vice originel, le sceau de la mort posé sur tout vivant.
A défaut d'une foi qui tente de donner un sens à cette absurdité, on peut préférer rester lapins, nounours, enfants toute sa vie...
C'est avec les lapins que nous quittons la rue de Clignancourt, dans cette périphérie de Montmartre où la présence d'artistes évoque, mieux que la place du Tertre, le temps où l'esprit créatif soufflait sur la Butte!