Voilà un titre bien rébarbatif, un programme bien ambitieux... La vie de l'humanité résumée dans une peinture!
Mais avec Gustave Moreau, il ne faut pas se laisser arrêter par l'appareil ésotérico-philosophico-mystico-érudit de son oeuvre. Cet aspect est l'arbre qui cache la forêt. La forêt, c'est la forme, l'émotion, l'art tout simplement. On s'y perd et on s'y reconnaît.
Moreau fait siennes les paroles de Baudelaire :
"La Nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles, L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers."
Ces forêts existent et chacun peut s'y aventurer... et écouter...
Le tableau se présente comme un retable, richement orné (un peu trop) et doré à l'or fin. Sa place naturelle serait sur un autel, pourquoi pas dans l'église voisine de la Trinité ou dans celle presque aussi proche de Notre-Dame de Lorette, temple de la Nouvelle Athènes...
Au sommet, dans le frontispice, on voit le Christ dont le visage grave rappelle celui de Jupiter de la toile exposée de l'autre côté du mur, "Jupiter et Sémélé".
Il remonte de la mort, soutenu par les anges dont les ailes rouges évoquent le bois sanglant de la croix. Ses bras décloués restent ouverts et le sang coule de ses mains vers l'humanité.
Comme coule l'eau vive de son flanc transpercé par la lance.
Il y a souvent chez Moreau, dans la "technique" picturale, un étonnant contraste entre la précision de certaines formes, de certains corps et le flou, la pâte d'autres éléments de la composition. Ici les anges pris dans l'effort, sont plus une force que des individus, une matière en mouvement autour du Christ peint avec précision.
1 l'Âge d'or. L'enfance. Adam et Eve.
Le retable se lit en partant du haut. Les trois premiers tableaux, dits de "l'Age d'or", représentent Adam et Eve aux trois principaux moments de la journée (et de la vie) : matin, midi et soir.
Le matin : Sur un fond japonisant, le couple nu et amoureux s'émerveille devant la beauté du monde. Eve joint les mains pour prier.
Le midi : Adam et Eve au milieu du jour avancent éblouis dans une nature harmonieuse, accompagnés par le lion docile et le vol d'oiseaux blancs qui ressemblent à des anges. C'est l'Eden de la Genèse et le pays promis par Isaïe à la fin des temps : "Le loup habitera avec l'agneau, la panthère se couchera avec le chevreau"...
Le soir : Sur un fond de tissu précieux brodé d'or, la lune monte dans un paysage d'estampe et au premier plan, Eve étendue contre Adam, appuyée sur un cygne endormi, s'endort paisiblement.
La mort n'existe pas, elle n'est pas encore entrée dans le monde. Elle est une menace peut-être, symbolisée par le fruit lourd qui pend de l'arbre au-dessus du couple, le fruit de la connaissance. Le cou du cygne (première allusion à Orphée) semble reptilien et annoncer l'approche du serpent tentateur.
2 L'Âge d'argent. La jeunesse. Orphée. Hésiode.
Les trois tableaux de la ligne médiane sont dits de "l'Âge d'Argent". C'est le temps de la jeunesse et de la créativité. Pour le symboliser, Moreau ne s'inspire pas de la Bible mais de la Grèce antique, civilisation à la fois spirituelle et profondément sensuelle.
Le matin : Le poète Hésiode est représenté dans un paysage de montagnes où il surveille son troupeau. Un ange aux ailes bleues l'incite à devenir poète.
Le Midi : C'est Orphée qui est représenté avec le cygne dans lequel il se métamorphosera après sa mort. Il chante, inspiré par la muse Melpomène appuyée sur la lyre. Il est richement habillé d'une étoffe rouge, couleur de la vie et des passions. Son regard tourné vers le ciel est entouré comme celui de la muse d'une auréole d'icône byzantine.
La mythologie grecque et la mythologie chrétienne ont bien des "correspondances" pour Moreau. Orphée au centre exact du retable, au midi précis de l'oeuvre, est le précurseur du Christ du frontispice. Le rouge de sa tunique semble être teintée du sang qui s'écoule des mains du Ressuscité.
L'oeil du spectateur est attiré par ce "centre" de l'oeuvre où les couleurs sont plus vives, où la main levée montre l'infini.
Le soir : Nous retrouvons Hésiode. Le pasteur-poète est debout dans une pose féminine. Les hommes souvent chez Moreau évoquent une créature complète qui assumerait le masculin et le féminin qui sont en eux.
Détaillez bien les trois visages des trois tableaux. Le matin, Hésiode regarde devant lui, vers l'avenir... Le midi, Orphée a le visage levé vers le ciel.... Le soir, Hésiode, baisse la tête vers la terre.
Dans le ciel que le poète ne regarde plus s'envole la muse emportant avec elle la harpe.
C'est la fin de l'inspiration, l'impossibilité de chanter. Le poète regarde à ses pieds le cygne d'Orphée. Le cygne qui annonce la mort du poète.
Etrange figure du poète nu qui semble avoir trois bras. Le bras gauche tient le lys (présent aussi dans Jupiter et Sémélé), le bras droit est double (un remords mal effacé par le peintre), une main touche le sexe, une autre main est posé sur le bois muet de la lyre.
3 L'Âge de Fer. La mort. Abel et Caïn.
Le matin : La nature est sombre. Les enfants d'Adam et Eve doivent travailler la terre pour la rendre fertile. Au loin fume un volcan comme une menace. Abel sur la pente sème des graines tandis qu'au premier plan Caïn mène un lourd attelage de boeufs.
Le midi : Repos après les heures de travail. Abel à l'arrière joint les mains vers le ciel. Caïn médite. Tout est possible selon les pensées dont il se laisse envahir. La fraternité paisible, l'amour... La jalousie, la haine et le crime...
Le soir : Le dernier tableau est celui de la Mort. La nature s'obscurcit dans un ciel sanglant. Les corps perdent leur netteté. Le cadavre blanc d'Abel est étendu sur la terre tandis que Caïn, dressé contre la nuit laisse retomber l'arme du fratricide et tente de se cacher dans son bras replié.
Cette dernière scène, la plus noire, la plus tragique n'est pas la conclusion du retable. Nous ne pouvons nous empêcher de prendre un peu de recul, de nous laisser attirer vers le centre lumineux où chante Orphée dans une nature charmée où les animaux l'écoutent et où il nous invite à suivre sa main levée qui nous entraîne vers le frontispice et le Christ de la Résurrection.
De la même manière dans le tableau "Jupiter et Sémélé", remontions-nous des Enfers et des ténèbres vers le Dieu trônant dans le ciel.
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Si ce tableau parle de la Vie de l'Homme, avec ses ombres et ses lumières, il a pour Centre et pour Saint-Sacrement, la figure d'Orphée, drapé de rouge et chantant la nature et l'amour.
Chaque poète qui chante
Chaque homme qui aime
Chaque artiste qui peint
Redonne sens à la vie
A la sienne
Et à celle des autres
C'est pour moi le sens ultime de cette oeuvre...
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Vous pouvez la rencontrer au Musée Gustave Moreau, 14 rue de la Rochefoucauld, dans le 9ème arrondissement (métro Trinité)
Ouvert tous les jours : Lundi mercredi jeudi de 10h à 12h45 et de 14h à 17h15
Vendredi samedi dimanche de 10h à 17h15 sans interruption
Fermé le mardi
Entrée 5 € (pour une visite de la maison et des chefs d'oeuvre qui y sont exposés... pour une promenade contemplative dans l'univers de Gustave Moreau, tel qu'il était au moment de sa mort).
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Liens : Gustave Moreau :
Gustave Moreau. Prométhée foudroyé.
Gustave Moreau. Le christ et les deux larrons.
Gustave Moreau. Les rois mages.
Gustave Moreau. Jupiter et Sémélé.
Musée.
Articles sur les peintres et personnages de Montmartre :
Liste et liens: Peintres et personnages de Montmartre. Classement alphabetique.
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