On l'appelle la veuve rouge et on l'aime dans le quartier. Elle fait partie, comme
Michou, du Montmartre qu'on a toujours connu, avec ses originaux et ses poètes.
Michou, c'est le côté bleu, avec sa veste d'azur et ses hublots de rêveur.
Loulie, c'est le côté rouge avec sa chevelure de renard, sa grande cape couleur "temps des cerises".
On l'aime bien Loulie. Et comme elle fréquente beaucoup le square Louise Michel, certains l'ont surnommée la veuve rouge.
Elle ne déteste pas ça, Loulie. Parce qu'elle admire la Vierge Rouge et ne manque jamais de poser sur sa tombe, à Levallois, le 9 janvier, une carte postale avec des oeillets
d'un côté et la trace de ses lèvres de l'autre.
Chaque soir, elle a un rendez-vous qu'elle ne manque jamais.
Elle descend de son petit studio, rue André Del Sarte, longe les grilles du jardin rue Ronsard, s'arrête en face du musée d'art naïf et installe sur le rebord de pierre
ses boîtes en plastique.
Les chats ne tardent pas à apparaître.
En fait, ils sont toujours là bien avant l'heure...
L'un planqué sous le lierre épais qui tapisse les faux rochers, l'autre sous un carton qu'un jardinier au bon coeur oublie de ramasser...
Ils s'approchent sans trop de cérémonie et ne font pas
longtemps semblant de dédaigner le festin offert. Car ils l'apprécient ce festin. Alors que bien des écuelles apportées par d'autres femmes nourricières ne se vident qu'à moitié, les boîtes de
Loulie sont nettoyées, si impeccablement, qu'elle n'a même pas besoin de les laver.
Mais ce soir là, il y a quelques années, à l'heure habituelle, quand la nuit se déplie jusqu'au bas de la butte, à peine écornée par les réverbères complices ou faiblards, la
veuve ne vint pas.
C'était un 24 décembre.
Les chats ont commencé à attendre. Et Dieu sait qu'ils en ont l'habitude les chats !
Attendre que cesse la pluie...
Attendre que les oiseaux viennent à portée de jeu...
Attendre que les hommes soient bons...
Attendre que se réalise la prophétie d'Isaïe...
Et quand ils n'attendent pas, ils font encore semblant d'attendre au cas où passerait par là une caresse disponible...
Peu à peu ils ont senti monter en eux une vague inquiétude.
Pas de Loulie, pas de repas, ce soir étrange où des familles entières gravissaient à une heure pas très catholique, les escaliers qui mènent à la basilique du Sacré-Coeur, la
grosse laiterie sans lait qui domine le quartier.
Leurs petits estomacs se sont mis, à l'unisson, à crier famine.
Ils ont gargouillé à qui miaou miaou et leurs oreilles se sont hissées comme de petites voiles guettant les pas vifs et saccadés, les pas de geisha, les pas de Loulie.
L'air s'est mis à vibrer.
La Savoyarde s'est éveillée dans son campanile, aussitôt suivie par les autres cloches des alentours, moins éminentes, mais soucieuses d'être à la hauteur de l'événement qui se
célébrait cette nuit-là dans le village de Montmartre.
Minuit sonnait.
C'est alors qu'elle est arrivée Loulie, non par la rue habituelle mais par les escaliers de la rue Paul Albert, jadis appelés escaliers Sainte-Marie.
Elle était métamorphosée, rajeunie et alerte.
Il y avait autour d'elle des gars du quartier : le boulanger, le matelassier, l'épicier, le tapissier de la rue Cazotte et Melchior, le commerçant du coin de la rue, dont la boutique
regorge de trésors venus des quatre coins du monde.
Ils regardaient avec des yeux de guirlande électrique la veuve qui survolait les marches et portait contre elle un infime chaton nouveau-né. Elle avait dégagé un sein gonflé et
doré comme une brioche auquel était accroché la petite bête qui tétait goulument
Elle s'est dirigée, environnée de sa cour, vers le rebord de pierre.
Elle s'est assise.
Les chats aussitôt se sont frottés contre elle, l'échine tendue et le ronron déchaîné, malgré la présence inhabituelle des gaillards, muets et attentifs.
Le matou gris qu'elle appelait Tio Tio s'est couché sur ses genoux.
La tricolore, miss Missou, comme elle disait, s'est allongée sur ses pieds et l'espiègle Titiche s'est installée dans le cabas, sur les boîtes dont le parfum faisait frissonner ses
vibrisses.
Les hommes se sont regroupés, en cercle chaleureux, autour de Loulie et de ses chats.
Ils souriaient comme le ravi de la crèche. Ils souriaient de toutes leurs dents, parmi lesquelles, il devait bien y avoir quelques canines.
Ils ne pouvaient détacher les yeux de ce chaton qui pressait de ses petites pattes le sein généreux.
Un homme, un peu paysan, qui passait par là en tirant sur sa bouffarde, s'est arrêté devant le spectacle. Il a sorti de sa poche un calepin et griffonné quelques lignes. Avant de
s'éloigner, il a demandé à Elie le tapissier comment s'appelait cette femme.
Rentré chez lui, il a écrit une chanson, car il aimait les gens et il était poète
Quand Loulie dégraffait son corsage
Pour
donner la gougoutte à son chat
Tous les gars, tous les gars du village
Etaient là.....
Je ne sais pas pourquoi, il a changé plus tard le prénom et préféré Margot, un prénom qui sent la terre et les sabots.
Sans doute, par délicatesse n'a-t-il pas voulu qu'on reconnaisse notre Loulie.
Ou peut-être, exilé dans le 14ème arrondissement, n'a-t-il pas voulu que ce Montmartre qu'il avait aimé et où il avait chanté, ne vienne raviver ses regrets de l'avoir
quitté.
Toute la suite de sa chanson n'est que pure invention.
Les femmes n'ont pas été jalouses et n'ont pas immolé le chaton.
Au contraire, apaisées par cette étrange nuit, elles ont attendu le retour de leurs hommes et les ont embrassés avec une tendresse inhabituelle.
Le chaton, aussitôt baptisé Noël, a été recueilli par Melchior et il est resté pendant des années la mascotte de la rue André Del Sarte.
Loulie est maintenant très vieille mais elle a gardé sa chevelure de renard et sa cape du temps des cerises. Elle vient toujours, le soir, s'asseoir sur
le rebord de pierre du square Louise Michel, et les chats du quartier viennent toujours se serrer contre elle en ronronnant de tout leur coeur.
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