Comme chaque vendredi, je vais voir ma mère. Je fais pas à pas avec elle, les interminables courses puis j'essaye de la gâter avec un bon petit repas préparé à la maison et transporté dans une glacière.
Je sais bien que nous sommes Vendredi Saint, jour de jeûne!
Pour moi c'est le jour idéal pour gâter ceux qu'on aime et partager avec eux le champagne.
Minouche m'attend sur le tapis. Depuis longtemps, elle a compris que j'étais un ami, un complice; elle en profite pour cavaler dans le couloir et tourner, mine de rien la tête, pour vérifier que je la poursuis.
A peine suis-je arrivé que maman me montre une photo qu'elle ne se lasse pas de regarder. Elle est avec son arrière-petite-fille, Mila, en Normandie, pendant les dernières vacances d'hiver. Elle se rappelle ce moment où elles s'amusaient toutes deux et ne pouvaient cesser de rire. Au point que les parents durent intervenir pour calmer les délurées!
Elle dit que c'est la photo qu'elle préfère. Elle dit qu'elle adore Mila.
Pendant le repas (asperges, Kebbé, champignons, profiterolles, garriguettes...) nous parlons beaucoup. Je lui demande, comme je l'avais demandé à mon père de me dire quels sont ses trois pires souvenirs et ses trois meilleurs. En excluant la mort ou la naissance des enfants qui sont des malheurs ou des bonheurs qui échappent à toute classification. Pour les pires, elle me dit qu'elle n'a que l'embarras du choix. Il n'y a pour ainsi dire que ça!
-Maman, quels sont ceux qui te viennent tout de suite à l'esprit? - Je peux commencer par mon mariage. Ce jour-là j'aurais dû comprendre. Je suis arrivée en taxi avec ton père, devant la mairie. Il en est sorti et s'est précipité dans le bâtiment, sans même s'occuper de moi. J'ai dû descendre seule, monter seule les marches, entrer seule dans la salle des mariages. J'avais le coeur gros. J'aurais dû imaginer alors ce que serait ma vie avec cet homme-là!
Le souvenir ne m'étonne pas. Ce qu'ils ont vécu, chacun de leur côté ce jour-là, ce n'est pas précisément l'euphorie! Je sais que mon père n'a pas dormi de la nuit qui précédait la cérémonie et qu'il a hésité jusqu'au dernier moment, au point d'envisager la fuite...
Un autre souvenir. C'était le bal du Rotary dans un grand hôtel d'Arras. Je suis arrivée avec ton père pour le dîner. On nous a demandé de nous asseoir là où était le carton avec notre nom. Ton père était à la table d'honneur avec le Président. Il n'y avait pas mon nom. Il m'a dit d'aller chercher où je pouvais être. J'ai fait le tour de toutes les tables et me suis fait rembarrer. J'étais morte de honte. finalement, je suis revenue à la table principale. C'est le président qui m'a remarquée; Il s'est étonné. Ton père n'avait pas prévenu qu'il venait avec sa femme. Il a fallu rajouter un couvert. J'aurais dû partir. je n'ai pas eu ce courage.
Un troisième souvenir, c'est l'avortement qu'il m'a imposé. Je n'ai jamais supporté par la suite ses bondieuseries et son puritanisme. Il condamnait sans réserve l'avortement alors que...
Là, je lui coupe la parole... Je connais cette histoire douloureuse...
Et les bons souvenirs maman?
-J'ai beau chercher, je n'en trouve pas!
-Allons maman, fais un effort!
-Mais pourquoi tu me demandes ça?
-Si je ne te le demande pas maman, je ne le saurai jamais. Je veux t'imaginer heureuse quelques fois!
-Bon! Alors, je dirai que je me suis sentie heureuse la première fois où nous avons eu une maison à nous. Je pensais tellement qu'avec ton père nous n'aurions jamais un endroit à nous! Après la signature pour la maison de Réveillon, nous sommes allés dans un très bon restaurant, nous avons bu le champagne. Je me rappelle. J'étais bien.
Un deuxième souvenir, c'est la Libération. Je n'oublierai jamais, malgré les choses moches que nous avons vues. Il y avait une ambiance de fête, de vacances. On était jeunes. Tout Paris était dehors. On dansait à chaque coin de rue!
-Un troisième souvenir maman et tu auras fini tes devoirs!
-Un troisième? Non je ne vois pas. Vraiment.
-Tu aimais tes parents?
-Oui, j'adorais mon père! C'est vrai! quand j'étais seule avec lui, j'étais aux anges.
Nous avons parlé encore longtemps. C'était comme un voyage, dans un passé que je connaissais sans le connaître vraiment, comme on croit connaître Venise sans y être jamais allé.
Je voudrais acheter des années et des années pour avoir l'occasion de voyager longtemps sur les eaux noires ou sur les eaux bleues avec toi, maman.
un dernier regard sur un tableau que j'aime : une plage de ce nord où tu es née. Un ciel de tempête, une foule accourue pour un naufrage ou un retour de pêche.
Naufrage?
Retour de pêche?