29 mars. Arrivé Gare du Nord, je découvre que le RER pour Robinson est supprimé et qu'il me faut attendre 40 minutes... Je préfère prendre celui de Massy et descendre Parc de Sceaux pour marcher une demi-heure jusqu'à la Faïencerie, de l'autre côté des jardins. Un coup d'oeil sur le château. Ne reste rien de la demeure de la Duchesse du Maine. Certains bâtiments sont aussi fragiles que les hommes. La lourde bâtisse du XIX ème écrase de sa bourgeoise assurance les ombres de ceux qui vécurent ici au temps du Roi-Soleil et au temps des Lumières. Sans elle, les ombres légères pourraient frôler, sans doute, les promeneurs solitaires.Lui, il a senti la trace d'un bichon femelle qui aimait taquiner Marlamin, le chat de la Duchesse.
Les arbres qui n'oublient rien bruissent de confidences. Mais pour entendre leur langage, il faut être un enfant, un animal ou un vieillard.
Il les comprend peut-être, lui qui s'étonne de me voir aujourd'hui. Il me dit que sa journée sera mémorable parce que je lui ai rendu visite. Je réponds qu'il en sera de même pour moi. Mais je suis triste et j'ai du mal à sourire et à chercher des sujets de conversation. Il me paraît si fatigué, si découragé...Il me dit qu'il est très vieux, qu'il a 59 ans. Il me dit que la vie est étrange et qu'il désire écrire tout ce qu'il a connu, les bons et les mauvais souvenirs. Je lui demande de me raconter un bon souvenir. Il sourit faiblement. Il ne dit rien. Je lui demande un mauvais. Il me regarde. "Il ne faut pas raconter les mauvais souvenirs". Il ne dit rien de plus. Le repas qui s'éternise invite le silence. Il ne me gêne pas. il ne le gêne pas. Il mange avec application.
Quand j'essaye de lui parler d'Oléron, il me confie qu'il regrette de n'avoir pas acheté la maison où il vivait. Je ne le contredis pas. Je lui redis, ce qui est la vérité, que bien des gens se le rappellent et parlent encore de lui. Une petite lueur passe dans ses yeux. "Oui, tout le monde me connaissait. Quand j'allais au marché, les commerçants ne voulaient pas me faire payer." Etrange confidence. Lui qui a toujours été la générosité même et qui payait plutôt deux fois qu'une...
Je l'ai raccompagné à son studio. Dans l'ascenseur, une dame élégamment âgée le salue : "Bonjour monsieur! vous me reconnaissez? Dites-moi comment je m'appelle?
- Oh oui! je vous reconnais!
- Bien! Comment je m'appelle?
- Mais tout le monde sait comment vous vous appelez! Vous êtes très connue!
Nous arrivons au troisième étage. Comme d'habitude, il se trompe de direction; Il faut dire que les couloirs sont tous semblables, murs jaunâtres et portes bleu marine, pour ne pas dire noires.
Mon père, ton visage est celui de la nudité. Je voudrais le couvrir de mon amour. Mais ce que je vois, c'est le plus profond, le plus souffrant de toi. Comme l'érosion ne laisse debout que les plus dures pierres, l'âge ne laisse voir que l'irréductible, la charpente la plus secrète, celle avec laquelle on meurt un jour. Cet irréductible, c'est la souffrance et la bonté.
Lien : Visite à mon père. Alzheimer.