-Mais papa je viens chaque semaine.
Je n'insiste pas. Je ne suis pas là pour moi. Son amie Mauricette est ressuscitée. Il y a 15 jours, il l'avait envoyée contre un mur en s'accrochant à elle pour éviter de s'étaler. Elle s'était alitée après que sa tête avait rebondi violemment sur la paroi. Plusieurs jours elle n'avait plus bougé, se faisant monter dans sa chambre les plateaux repas. Elle n'avait retrouvé un peu de force que lorsque j'avais proposé à mon père de boire du champagne à sa santé en regrettant qu'elle ne puisse partager avec nous. Elle avait alors trouvé la force de se redresser, de saisir une coupe et de la vider. Aujourd'hui elle est bien sur ses pattes, parfumée et maquillée. Elle enfourne dans la bouche de mon père une cuiller de sirop.
-Il tousse, il a pris froid et je dois le soigner... Savez-vous ce qu'il a fait hier? Alors qu'il y avait un vent de tempête, il est sorti pieds nus sur sa terrasse et a voulu baisser le store. Le vent a arraché la toile et le châssis de fer a failli retomber sur lui.
Je regarde mon père. Il confirme. Il s'est battu avec la toile qui le fouettait. Il a réussi à la faire remonter mais il pense avoir tout cassé. Il a peur de ce qu'on va lui dire.Je vais vérifier. C'est vrai. La toile automatique descend bien mais elle bat, dégagée de son châssis. Je parviens à la réajuster. Ce n'est pas grand chose mais j'imagine la panique de mon père dans les bourrasques avec cette toile épaisse qui lui battait le visage.
Je lui demande pourquoi il n'y a plus de serrure à sa porte. Il ne comprend pas. Il y a une serrure. Depuis qu'il a changé de studio, il a des problèmes avec sa clé. Il m'avait dit qu'on l'avait enfermé la nuit et qu'il ne pouvait plus sortir. Une autre fois il m'a affirmé que quelqu'un avait changé sa porte car il ne pouvait plus entrer. Je me suis renseigné. Effectivement, pendant la nuit, le veilleur s'est rendu compte que mon père ne pouvait plus sortir (pourquoi désirait-il sortir à 2 heures du matin?) Il a vérifié la serrure qui était défectueuse et il a demandé qu'on l'enlève au plus vite pour raison de sécurité. On allait lui en installer une autre.Mais je suis énervé par cette histoire; Il a déjà tant de mal à retrouver ses repères et voilà qu'on l'angoisse inutilement. Personne ne l'écoutait quand il prétendait ne pas pouvoir entrer chez lui ou rester prisonnier sans réussir à ouvrir sa porte. Tout ce qu'il disait était mis sur le compte de sa maladie. Alors que sur ce point, c'est lui qui avait raison. Je m'interroge sur la manière que nous avons de respecter les malades atteints de ces troubles de la mémoire. Trop souvent nous mettons sur le compte de leur pathologie ce que nous jugeons incohérent ou dérangeant. En agissant ainsi nous ne faisons qu'aggraver leur angoisse et leur panique.
-Papa tu as vu Sylvie et Vincent dimanche?
-Non j'ai vu personne.
-Mais si Papa, Vincent vient te voir chaque dimanche et il prend ton linge.
-Oui on prend mon linge.
Je me tourne vers Mauricette : -N'est-ce pas que Vincent vient le voir chaque dimanche? Elle me regarde de ses yeux presque morts : -Je ne m'avancerai pas sur ce sujet.
Allons bon!Autre chose! Même Mauricette perd la mémoire! Je pense au tableau de Brueghel : des aveugles accrochés les uns aux autres suivent leur chef de file qui les mène tout droit à l'abîme.
Après avoir bu le champagne, nous descendons dans la salle de restaurant. interminable repas. Mon père qui avait ces derniers temps tendance à manger gloutonnement sans même regarder ce qu'il portait à la bouche, picore désormais miette à miette. Il mâche interminablement d'infimes morceaux. Il me dit qu'il n'a pas faim. J'en profite égoïstement pour lui conseiller de ne pas terminer, que ce plat de blettes est insipide... Par contre, il boit bien. Après le champagne, du Moulin à Vent. La tarte au citron arrive enfin... Il prend un peu de ce gateau et l'étale sur du pain. Il semble apprécier la pâtisserie qu'il termine comme il l'aurait fait d'une tranche de pâté. Il ne parle presque pas. Mauricette occupe l'espace et la parole. Elle me dit en riant qu'il lui a proposé de l'épouser mais que c'était une idée absurde car elle lui aurait fait perdre la pension de son mari. Elle est très étonnée quand je lui dis que mon père ne saurait être bigame...qu'il est séparé mais non divorcé de ma mère. -Ah! Il ne me l'a jamais dit! Il a toujours prétendu qu'il pouvait m'épouser!
Mon père écoute sans entendre. Ses yeux semblent errer vers le jardin, la pelouse jaunie et les buissons roussis.
-Je te trouve beau!
C'est à moi qu'il a parlé soudain. Je suis surpris et un peu décontenancé.
-C'est toi qui en es responsable mon dad!
C'est drôle comme nous sommes sevrés pendant l'enfance et l'adolescence de ces compliments qui rassurent, comme il faut essayer de se construire seuls sans regard valorisant et puis tardivement, si tardivement, alors que la vieillesse déjà chiffonne votre visage et rouille vos os, vous recevez ces phrases inutiles désormais, celles qui vous auraient aidé à grandir.
Quand nous sommes remontés, mon père s'est encore trompé de chemin. Il veut aller à son ancien studio. Je lui rappelle qu'il a déménagé (comme si le déménagement de son cerveau n'avait pas été suffisant). -Non toutes mes affaires sont chez moi.
-Viens Papa, je vais te conduire.
Il entre dans son studio. Il paraît étonné. Comme la dernière fois, il dit en regardant sur la droite la salle de bains : -Oh! Il y a une salle de bains!
Il est fatigué, il veut se reposer. Je l'embrasse. Il me serre dans ses bras.
Je garde mes larmes pour tout à l'heure.