Qui l'eût cru, la Commanderie qui chaque année se consacre aux vendanges et à la promotion du grand cru montmartrois qu'il vaut mieux boire en fermant les papilles, a accepté de laisser la place à la peinture. Il est sûr que la gloire de Montmartre est mieux assurée par les peintres que par la dive bouteille qui n'a rien de dive!
Place est donc cédée à un peintre américain qui rêvait de Paris et en particulier de Montmartre où vécurent quelques uns des plus grands peintres du XXème siècle.
De Tony Roko je ne connaissais rien.
Ce que j'ai appris me vient d'une hôtesse très impliquée qui derrière son comptoir m'a informé tout en me laissant découvrir les tableaux exposés.
Dans cet article j'ai reproduit également des œuvres choisies par Roko et qui figurent dans le catalogue et non dans l'expo.
Roko est venu à la peinture alors qu'il travaillait à Detroit chez Ford où il était à 18 ans ouvrier sur la chaîne de montage. Il aimait dessiner pendant les pauses et c'est là qu'il fut remarqué. Des responsables plus intelligents que les autres comprirent qu'il avait plus de talent à déployer dans l'art que dans le montage. Il fut chargé d'embellir l'usine et de peindre des fresques sur les murs. Après quinze ans de ce "travail" il ressentit le besoin de s'envoler, de ne plus dépendre de Ford et de se réaliser pleinement dans ses propres choix.
Il admirait les peintres qui vécurent et travaillèrent à Montmartre quand Paris était capitale de l'art. Parmi ses admirations figuraient naturellement Modigliani, Van Gogh, Lautrec...
Il est venu à Paris, à Montmartre où il a marché dans les rues hantées par leurs fantômes.
Il serait stimulant de dresser la liste des peintres qui ont influencé Roko et dont il a saisi l'originalité pour leur rendre hommage. Van Gogh qui peignit plusieurs toiles célèbres sur la Butte et qui habita chez son frère rue Lepic, est en bonne place .
Un Van Gogh qui aurait traversé le temps et aurait pris des allures de dandy tandis que ses tournesols tourmentés achetés par des milliardaires se fanent et pleurent, épuisés par toute l'angoisse et la folie qui les fit naître.
Parmi les peintres qui furent plus ou moins montmartrois, Roko choisit Modigliani (plutôt lié à Montparnasse) Picasso, Lautrec...
Modigliani cigarette à la main, les yeux baissés, comme tournés sur lui même et sur ses tourments dont il s'efforce de sourire.
Toulouse Lautrec, fantasque, ironique et sans illusions. Peintre des femmes lumineuses sous les projecteurs ou cassées dans les maisons closes.
Picasso de l'époque du cubisme avec la marinière célèbre de ses années méditerranéennes...
Il a l'air mécontent et exaspéré. Il attend bras croisés qu'on le vénère. Un certain humour dans cette représentation d'un génie qui en son temps montmartrois fut un macho insupportable et cruel envers les femmes qui l'aidèrent et l'aimèrent.
Un des fantômes les plus récents n'est pas un peintre.
Il quitte le soir le cimetière Saint-Vincent pour errer rue des Martyrs. C'est Michou que les Montmartrois n'ont pas oublié et qui avait le cœur plus bleu que ses lunettes.
Parmi les fantômes convoqués par Tony Roko, Piaf est évidemment là. Elle qui poussa la goualante dans les rues de la Butte, y vécut quelques années et y chanta pour la dernière fois. Pas de noir pour l'habiller mais des roses dont on devine qu'elles ont des épines.
Visage douloureux et amoureux, lèvres tendues vers d'autres lèvres, mains posées sur le ventre et le sein, caresses des hommes qu'elle aimait.
Il y a dans la Commanderie le portrait d'une torera qui n'a rien à y faire, sinon pour rappeler le goût de Picasso pour cette ignominie.
Je préfère reproduire ici quelques femmes qui figurent dans le catalogue, choisies par le peintre.
Bardot tout d'abord bien qu'étrangère à Montmartre.
Un portrait non conventionnel, non stéréotypé d'une femme à la beauté définitive, à la sensualité de grande marée. Une Bardot de nuit et d'interrogation. Une femme qui interpelle et nous demande ce que nous avons fait de notre terre et des êtres innocents qui la peuplent. Bardot, Zorro de la cause animale...
Bardot tragique et autoritaire. Une œuvre forte qui saisit le plus secret, le plus essentiel d'un être. Chapeau l'artiste!
La "Can-Can Girl" aurait dû figurer dans l'expo, tant elle est emblématique de notre Montmartre. Roko s'est inspiré des affiches du Moulin Rouge pour peindre ce tourbillon aquatique de jupons.
Sur fond couleur absinthe, "Giselle". Quand boire et faire l'amour se ressemblent.
D'autres portraits où les couleurs évoquent la vie qui bat sous les lumières nocturnes et les étoffes.
Parfois les dessins évoquent les années art-déco, élégantes et géométriques. Mais Roko est un caméléon qui prend les couleurs de ses sujets. Il les écoute, il les regarde et les laisse passer en premier avec leur style, leur originalité.
Il faudrait beaucoup de temps et d'espace pour parler d'autres aspects de cette peinture. On trouverait de l'humour, de l'ironie, de l'étrange, de la solitude, de la caricature.
Soutine n'est pas loin avec ce tableau violent d'un cuisinier satisfait
Dans un premier temps on ne peut s'empêcher de penser aux écoles dont Roko s'inspire et puis, tableau après tableau, on prend conscience que l'on ne voit pas une imitation des impressionnistes, des fauves, de tel ou tel...
On voit tout simplement du Tony Roko.