Je ne suis pas "cimetière". Je veux dire que je n'éprouve pas le besoin d'y aller, comme ça, à jours fixes, anniversaires, Toussaint, pour m'arrêter devant les tombes chères, le petit carré terrestre où ont été mis en terre les gens que j'aime.
Je ne peux imaginer leur crâne blanc, l'arbre mort de leur corps, les phalanges osseuses qui étaient caresses. Je rejette loin de moi toute image de pourrissement et d'anéantissement progressif. Ils ne sont pas dans la terre mouillée. Ils respirent à pleins poumons. Ils respirent par mes poumons.
Et pourtant ce premier novembre 2021, je suis allé au cimetière, non pas leur cimetière, aucun d'entre eux n'est à Montmartre, mais là où j'aime me promener, dans ce parc au coeur de la ville, sous les grands arbres. Les murs rouges de vigne vierge entourent une ville de pierres qui ressemble à une cité antique avec ses temples, ses colonnes, ses statues.
Il faisait gris, les averses succédaient aux averses et j'ai dû m'abriter un moment dans une chapelle funéraire sans porte. Il y avait sur le sol une corbeille et une gamelle avec quelques croquettes. J'ai sans doute dérangé un chat, un de ceux que des femmes attentives viennent nourrir chaque jour.
Les chats n'ont pas notre culture, ils n'aiment pas Berlioz non pas pour sa musique mais à cause du marbre noir et glacé de sa tombe inhospitalière :
Ils n'aiment pas Truffaut pour la même raison et c'est à peine s'ils s'arrêtent sur la pierre de la Goulue trop exposée aux passants.
Quand la pluie s'apaisait je reprenais ma balade et j'allais en marchant sur les feuilles mortes jusqu'à la pierre grise qui recouvre Monique Morelli, ma voisine de la rue Paul Albert, morte il y a plus de vingt ans!
Je l'entends chanter Aragon ou Villon ou Ronsard comme au temps où j'ouvrais mes fenêtres pour ne pas perdre une miette de sa voix .... Cette voix qu'elle lançait pour nourrir tous les moineaux du monde!
Sa voix ne s'en va pas! Nulle voix ne meurt! Pas plus celle de Morelli, que de Jeanne Moreau, que de Dalida!
Aucune voix ne devient ossements! Ni ta voix Morelli, ni la tienne Manguite, ni la tienne ma petite soeur, ni la tienne maman.
Les voix aimées résistent à la mort, elles s'échappent et murmurent dans nos nuits comme les constellations.
Le soleil est venu soudain, il n'est resté que quelques minutes, le temps de jeter un arc en ciel au-dessus du cimetière.