C'est une simple pierre grise entre deux allées étroites du cimetière, dans la partie jadis réservée aux Juifs.
Il s'agissait déjà de les mettre à part, séparés des autres morts.
Déjà.
La pierre est gravée de noms de haut en bas. Chaque nom, chaque vie sur une ligne ou deux.
Je m'approche, je me penche
Je découvre une tragédie semblable à tant d'autres, mais unique, avec des victimes uniques, chacune ayant le goût de vivre et d'aimer. Une famille entière décimée sur plusieurs générations. Une douleur, un cri muet.
Elles ne manquent pas dans le cimetière de Montmartre ces tombes vides avec parfois une photo, une seconde volée à la mort, un rien, un sourire, un regard...
Le premier nom de la liste gravée sur le marbre est celui de Henry Klotz né le 22 septembre 1866 à Paris. Chef d'escadron, officier de la Légion d'Honneur, Croix de Guerre 1914-1918.
Il est presque impotent, il a du mal à marcher quand on frappe violemment à sa porte en juillet 44. Ce sont des policiers français, de cette France qu'il aime et qu'il a servie au péril de sa vie qui le saisissent et à cause de sa faiblesse l'emmènent à l'hôpital-annexe de Drancy. Il a 77 ans. Il est laissé sans soins, sans attentions, seul.
Pas longtemps.
Il ne souhaite pas lutter pour survivre après ces années où son pays l'a traité comme un étranger, un parasite, un nuisible. Il meurt en août 1944, échappant ainsi au convoi 77 (encore ce chiffre qui correspond à son âge) qui l'aurait emmené à Auschwitz où il aurait été conduit à la chambre à gaz comme tant de membres de sa famille.
Le deuxième nom est celui de son fils François.
C'est celui d'un héros français.
Contrairement à tous ceux qui attendaient que "ça se passe" et laissaient les lois de Vichy meurtrir et défigurer le pays, il fut résistant de la première heure, arrêté en 1942 au Maroc, soumis à la torture qui l'aurait conduit à la mort sans le débarquement allié...
Il s'engage dans les Forces Françaises Libres où il est Chef de groupe. Les circonstances de sa mort sont floues. Il est parachuté dans la nuit du 27 au 28 juin dans le Gard, avec des conteneurs d'armes. Est-il tombé dans un piège, a t-il été torturé et tué par la Gestapo, a t-il avalé la pilule de cyanure qu'il avait toujours avec lui ou bien fait-il partie des morts du charnier de Signes? Son corps n'a jamais été retrouvé. Comme ne sera pas retrouvé celui de ses soeurs...
Le troisième nom est celui de Lucienne, l'aînée des six enfants. Elle est née en 1899 et a eu d'un premier mariage deux enfants, Gilbert et Edith.
C'est son second mari qui pour les préserver passe en zone libre avec eux tandis que Lucienne, soucieuse de l'état de santé de son père reste à Paris. elle a pris contact avec un résistant pour obtenir de faux papiers. Le résistant s'avérera être un de ces salauds, le côté noir de l'âme humaine, qui dénoncera Lucienne et sa famille. C'est cette confiance trahie qui explique toutes ces arrestations, alors qu'Aloys Brunner qui sent approcher la fin du nazisme se déchaîne et s'exaspère pour obtenir le nom d'un maximum de Juifs. Elle est arrêtée le 12 juillet 1944, internée à Drancy, emmenée par le convoi 77 à Auschwitz où malgré son âge et son bon état physique elle est aussitôt emmenée à la chambre à gaz. Sans doute pour protéger le traître.
De gauche à droite :
Anne-Marie et Lucienne penchée contre elle. Assis sur un tabouret, Antoine. Denise sur les genoux de Flore Hayem, leur mère.
Le quatrième nom est celui de Denise, née en 1905.
Elle n'hésita pas une seconde pour s'engager et entrer dans la résistance sous le nom de Madame Denis.
De gauche à droite : Lucienne, Antoine, Anne-Marie, Denise les mains sur les hanches, les deux petits frères, François et Philippe.
Elle est arrêtée le 12 juillet 1944 comme sa soeur Lucienne et son oncle Georges. Elle est internée à Drancy. Elle est jetée dans le convoi 77 le 31 juillet. J'imagine son arrivée, exténuée, angoissée, sur le quai où les Nazis l'attendent avec leurs chiens. Ces bergers allemands qu'elle aimait pour leur intelligence et leur fidélité.
Denise à 17 ans avec le berger allemand de la famille.
Elle contracte le typhus peu de temps après son arrivée et meurt sans doute en décembre 1944 alors que Paris a été libéré trois mois plus tôt.
Vient ensuite le nom de Georges, frère de Henry et oncle de Denise et Lucienne. Il a été arrêté le 11 juillet et il a retrouvé ses nièces à Drancy. Il a 76 ans. Ce soldat de la France, Croix de Guerre, est dès son arrivée à Auschwitz conduit à la chambre à gaz.
Viennent ensuite les noms du beau-frère de Henry arrêté avec sa fille. Maurice Sergine a été dans sa jeunesse un auteur de comédies qui eurent un certain succès comme Le Greluchon ou L'enjôleuse qui fut jouée en 1910 au théâtre Femina sur les Champs Elysées.
Les derniers noms sur le marbre sont ceux des cousins de Henry, Fernand et Louise Ochsé et de son neveu André Hayem.
Fernand Ochsé est un créateur admiré et aimé. Proust parle de son "règne". Homme raffiné, il est considéré comme un dandy, apprécié pour son élégance et son esprit. Il participe à l'effervescence du début du XXème siècle en concevant des décors, en créant des costumes pour le théâtre ou le cinéma. Au conservatoire de musique il est ami de Ravel et de Reynaldo Hahn. C'est là qu'il rencontre Honegger qui s'attachera à lui au point de lui dédier deux de ses œuvres. En 1940 Fernand et sa femme Louise ont fui Paris. C'est à Cannes qu'ils sont arrêtés pendant ce terrible juillet 1944. Internés à Drancy, ils retrouvent Lucienne, Denise et Georges. Honegger averti tente en vain de les sauver.
Sa femme Louise Mayer Ochsé est artiste elle aussi. Elle est sculptrice. On peut voir au musée de Saint-Germain son "masque de Debussy".
Ils partent par le convoi 77. On ne sait s'ils meurent pendant le voyage ou s'ils sont conduits à la chambre à gaz dès leur arrivée.
L'élégance et la légèreté des compositions que Fernand Ochsé nous laisse, ses Odelettes sur les poèmes de Henri de Régnier, son Parc sur ceux de Verlaine, sont impuissantes à mettre un peu de bleu sur le ciel noir d'Auschwitz.
André Hayem, le dernier de la liste, suit de peu son frère cadet emmené à Auschwitz par le convoi 73. Son père Emile est mort en héros de France en 1914 dans une charge de cavalerie.
Le temps a passé depuis le nazisme et la collaboration.
Le silence, l'indifférence ont souvent remplacé l'indignation et la révolte.
Restent des noms qui s'effacent peu à peu sur des pierres…