C'est l'endroit du petit cimetière que je préfère, à l'angle des rues Saint-Vincent et des Saules.
Je ne manque jamais d'y aller, surtout les jours de soleil, pour m'asseoir près de la tombe la moins conventionnelle, la plus naturelle, la plus sauvage et la plus baroque, celle de Steinlen, le génial dessinateur de chats, l'anarchiste au grand cœur, le plus montmartrois des artistes (bien que né en Helvétie, au pays des banquiers).
On ne peut se tromper de chemin, il suffit de monter vers l'if qui pousse comme il veut, après la tombe d'Utrillo, avec le toit du Lapin Agile et le campanile du Sacré-Coeur en perspective...
Pas de marbre poli ni de plaque menteuse, pas de croix ni d'épitaphe....
Steinlen est comme les chats, il a choisi de se tenir à l'écart, en hauteur...
De son refuge, il a vue sur tout le cimetière et il aperçoit en contrebas la rue Caulaincourt où il a vécu...
Des pierres brutes sont assemblées de bric et de broc, assez larges pour que les chats s'y reposent, trop étroites pour qu'on y dépose des gerbes...
Le nom s'efface, les lettres qui furent rouges ont pali...
"Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire,
Le temps qui sur toute ombre en jette une plus noire..."
Quand Steinlen choisit de venir vivre sur la Butte, loin de ses montagnes, il est marié, il a 22 ans, il a abandonné ses études de théologie mais il en a retenu les leçons : la justice et l'amour marchent ensemble. S'il manque l'un des deux, on ne peut avancer...
Il emménage dans une baraque qui s'élève sur les limites du maquis où vivent les miséreux, les laissés pour compte, les artistes désargentés... et comme son cœur est ouvert aux délaissés, il appelle sa baraque "Cat's Cottage", afin de dire avec humour que le home sweet home est accueillant aux pauvres qu'ils soient frères humains ou frères félins!
Pendant ces années créatrices, il peint, il dessine. Il montre le visage plus résigné que révolté des malheureux. Le malheur écrasant désarme parfois les hommes et les fait ressembler aux animaux rejetés qui vous regardent sans rien réclamer, trop échaudés pour attendre encore quelque bien de l'indifférence des nantis.
Plusieurs articles sont consacrés dans ce blog à l'œuvre de Steinlen, comme affichiste, comme politique...
Il n'est pas assez reconnu de nos jours encore malgré la valeur de ses œuvres....
Ses dessins dénonçant la guerre de 14 et ses horreurs sont parmi les représentations les plus cruelles et compatissantes à la fois...
Ses chats sont mieux connus parce qu'ils sont les plus vrais, les plus beaux des chats jamais représentés par un artiste.
Ils assurent aujourd'hui sa notoriété et rappellent pour clore le bec aux grincheux qui reprochent aux amis des bêtes de ne pas s'occuper de la misère humaine, que le plus souvent la sensibilité à la condition humaine marche avec la sensibilité à la condition animale.
Inutile de dire que lors de l'Affaire Dreyfus, Steinlen est du bon côté et qu'il s'engage en dessinant dans "l'assiette au beurre"...
Après la mort de sa femme, Steinlen doit quitter le Cat's Cottage détruit avec les cabanes du Maquis.
Il s'installe de l'autre côté de la nouvelle artère, rue de Caulaincourt (au 73) dans un petit bâtiment rescapé de l'expo universelle de 1900 et qui devient le nouveau "Cat's Cottage.
Il y vit avec sa fille Colette qu'il a peinte et dessinée maintes fois et que l'on voit grandir de croquis en tableaux....
Il a ouvert sa maison à une jeune danseuse africaine, Masséïda, qui elle aussi sera croquée et recroquée par le peintre!
Difficile de dresser la liste de ses engagements toujours dictés par sa profonde humanité....
Il milite en 1907 pour que soit érigée sur la Butte une statue de celle qui en est la Vierge Rouge et qui comme lui luttait pour la justice sociale et pour le respect des bêtes (Louise Michel est une des premières à faire partie de la SPA).
Sa statue due à Emile Derré, sculpteur humaniste et pacifiste (évidemment) devrait se trouver dans le square qui porte aujourd'hui son nom mais des oppositions se manifestèrent et elle fut reléguée dans un jardin de Levallois.
Steinlen s'engage encore contre la condamnation à mort du cordonnier Jean-Jacques Liabeuf. Une histoire aujourd'hui oubliée qui provoqua en son temps des insurrections et fut surnommée par un journaliste "l'affaire Dreyfus des ouvriers"
Liabeuf condamné à tort pour proxénétisme se vengea en sortant de prison. Il tua ou blessa des policiers qui avaient participé à son arrestation (la comparaison avec l'affaire Dreyfus est contestable car Dreyfus n'a tué personne pour se venger de l'injustice qu'il avait subie).
... Steinlen aurait continué à s'engager pour toutes les causes qui lui tenaient à cœur si la mort n'était venue le kidnapper en décembre 1923.
Contre cette ennemie là, ni les dessins, ni les caricatures n'ont beaucoup d'effet...
Et quand elle approche, la seule façon de la recevoir comme elle le mérite, c'est de l'ignorer, de se coucher en rond comme un chat en lui tournant le dos, à l'abri des regards....
... Steinlen continue de dormir dans son jardin du cimetière Saint-Vincent...
Ses admirateurs accrochent des fruits et des fleurs en plastique dans les branches de l'arbre...
Ils déposent où ils peuvent des babioles et des photos de chats... faisant ressembler ce coin de cimetière au bric à brac du vieux maquis...
Il y a même une sorcière que la pluie délave...
et... parfois un chat qui vient se reposer sur la pierre chaude
Le sorcier c'est lui ! Le chat !
Il a des pouvoirs que nous ne connaissons pas....
Alors laissons-le communiquer avec Steinlen
et partons sur la pointe des pieds!