Lycée d'Arras. un jour de février glacé. Tout est gris : les pierres, la cour, les arbres, les blouses des pensionnaires rangés devant la porte de la cantine.
Je suis prisonnier dans cette ancienne caserne, à deux cents kilomètres de ma famille. Le pion me fait signe de me hâter. Il regarde sa montre. Je suis le dernier, comme d'habitude.
Alors que j'arrive en traînant les pieds, les garçons se tournent vers moi et chantent à tue-tête : "Mari... Mari... Marianne - Prends garde à toi Marianne - Plus l'homme est poli, jolie Marianne - Moins il se conduit comme un gentleman"...
Le pion qui sera chassé deux mois plus tard pour pédophilie, s'approche de moi et me serre la main : "Ton père a téléphoné ce matin. Tu as une nouvelle petite soeur. elle s'appelle Marianne..."
...Tous mes condisciples avaient décidé comme un seul homme de beugler, à la manière des adolescents, le refrain des Compagnons de la Chanson, très en vogue alors.
Une petite soeur! Un cadeau plus grand que ma vie triste, plus grand que le dortoir de soixante lits! Une petite soeur, en plein hiver!
Me manquaient cruellement mes deux soeurs auxquelles je pensais pendant les cours en griffonnant pour elles des dessins maladroits... Et maintenant, une troisième petite soeur déboulait dans ma vie!
J'étais heureux et souriais comme un benêt, tout en sentant bouger en moi une révolte... J'étais loin de ce bébé dont je ne verrais pas les premiers sourires...
Quand je suis revenu vivre à la maison, le bébé avait deux ans. Il était mal tombé dans cette famille-là, mais tombe-t-on jamais bien?
Pourtant, Marianne n'était que douceur et sourire. Elle aimait chacun, admirait chacun, croyait chacun. Des années de présence douce...
Parfois, apeurée devant une colère qu'elle ne comprenait pas ou une phrase coupante, elle se réfugiait dans sa cachette comme un animal dans son terrier
Je me rappelle comme si c'était hier, le moment où il fallait dormir. Elle devait gagner son lit avant nous. Elle nous appelait alors, l'un ou l'autre, l'un et l'autre, les uns et les autres... à tour de rôle... et elle nous réclamait dix baisers sur les joues. A droite, à gauche, à droite...
Et quand les dix baisers avaient été donnés, elle en réclamait dix autres... On commençait à perdre patience quand on arrivait à quarante!
Et pourtant... j'ai le souvenir précis de son parfum de petite fille, de la douceur de ses joues, de sa chaleur... j'ai tout gardé, comme un soleil de poche, que je ressors les jours sinistres et que je promène sur mes joues, à droite, à gauche, à droite...
Le premier disque que mon père m'ait offert était un album des Compagnons de la chanson : "Elle va mourir la mamma"...
Je n'ai jamais compris comment Marianne qui savait juste parler, avait retenu toutes les paroles de la chanson qu'elle débitait avec d'autant plus de plaisir que nous en étions amusés et réjouis...
j'ai quitté la maison, je suis allé le plus loin possible, comme un rescapé s'enfuit du lieu de la catastrophe. J'ai perdu de vue cette petite soeur qui était alors au lycée. Je n'ai rien deviné de ce qu'elle vivait et des coups en plein coeur.
Celle qu'elle est devenue plus tard, l'amoureuse, la mère attentive et fière, la femme de coeur à l'écoute des autres... il ne m'appartient pas d'en parler. Je ne l'ai pas assez connue. Je sais que son bonheur, comme tous les vrais bonheurs était parfois secoué par les orages...
Je sais que je rêvais de me rapprocher d'elle, comme un imbécile qui remet toujours à demain l'essentiel, le nez dans son agenda aux pages noircies de rendez-vous inutiles.
J'ai gardé le grand livre des oiseaux qu'elle m'a offert après avoir passé quelques jours, pour son voyage de noces, dans mon appartement berckois.
Depuis cette nuit de Noël où elle est morte, je ne peux plus entendre chanter un oiseau sans penser à elle.