Violence de ce dimanche de Toussaint.
Nous nous retrouvons dans le studio de mon père pour le vider et pour ramasser les quelques affaires qui le suivront dans sa nouvelle résidence fermée, là où il ne pourra plus franchir les portes vers la ville des vivants.
Les livres rescapés, les livres qu'il n'ouvre plus depuis des années, nous les mettons dans un sac poubelle. Tous les objets d'un quotidien si banal qu'il lui faut disparaître pour que se révèle sa fragilité qui est l'autre nom du bonheur. Les couverts, les verres, les assiettes...
Je récupère les photos. Une collection de sourires. C'est drôle comme on sourit sur les photos. Comme pour affirmer à l'objectif que tout va bien et qu'il n'y a pas de raison que cela change.
Il y a ses parents,ses enfants, sa femme, ses amis, ses petits enfants. Il y a des morts, de nombreux morts.
Dans le ciel gris de Sceaux, on voit voler les feuilles jaunes des grands arbres.
Sur une photo, mon père, ma mère, mon petit frère ne sourient pas. Une seule. Ils sont devant une tombe, un jour de Toussaint. Ils ont la tête baissée. Devant eux, sous la pierre, loin de leurs baisers et de leur chaleur, ma petite soeur Marianne repose, comme on dit.
Les sacs poubelles s'entassent. Nous les descendons au sous-sol. Ma soeur marque avec un fer les vêtements qu'il portera à Massy. Comme on marque le linge des enfants qui partent en colo. Il ne doit pas se perdre le linge. Il doit avoir de la mémoire, lui.
Je ramasse dans de vieux dossier, les écrits de mon père. Je découvre qu'il a beaucoup écrit depuis qu'il est à Sceaux. Et savez-vous ce qu'il a écrit, alors qu'il s'était déjà dépouillé de presque tout?
Il a écrit des poèmes d'amour. Aucune lamentation, aucune plainte, aucune amertume. Des poèmes d'amour. Poèmes pour les résidents malades, pour ceux qui perdaient la vue, poèmes pour les handicapés, pour les mourants, poèmes pour ses petits enfants...
Et puis, il a écrit sa dernière aventure.
Je lis comme on pénètre sur un territoire sacré, comme on passe derrière l'iconostase, je lis des lettres et des poèmes pour cette femme qu'il a aimée pendant 10 ans.
Dans ses papiers, il n'y a que ça, de l'amour.
Quand ils sont repassés par la cave où les sacs poubelles avaient été déposés, mes frères ont vu qu'ils avaient été éventrés et fouillés.
Lien : Alzheimer.Poème. Dans la maison de retraite.
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