Laisse-toi aller. Tu peux crier si tu le veux. Il n'y a personne dans la rue. Tu peux marchervite, courir vers la gare. Tu as vu ton père et tu t'enfuis. Tu rentres à Montmartre, dans le ciel, les arbres et la lumière.
Descente lente du corps malade vers la paralysie et vers la nuit. Une étape est franchie. Aujourd'hui, 18 juin, je sais que le pire n'en finit pas de se creuser. On n'est jamais au fond. Le fond, c'est le trou dans la terre.
Quand je suis arrivé dans le studio, l'odeur m'a fait reculer. Non plus l'odeur de pissotière mais celle des feuillées militaires. Pour la première fois. J'ai nettoyé la salle de bains. Des linges, des mouchoirs souillés. Des taches sur le lavabo et sur le sol. Comme il a dû souffrir de cette débâcle! Il a tenté d'en effacer les traces. Il a les yeux humides.
Je veux le raser. Une barbe de plusieurs jours. Rien à faire. Il y a sept rasoirs sans lame. Je ne parviens pas à trouver la bonne lame pour le bon rasoir. je téléphone à mon petit frère qui chaque dimanche joue les barbiers. Il se moque gentiment de moi. Mais non, je n'arrive pas à trouver l'astuce. Je prends un vieux rasoir. La lame glisse. Ne t'en fais pas, me dit-il, avec toi, c'est bien. C'est fait avec amour. Mais les autres, ceux qui viennent me violer, je ne peux plus accepter. Il faut que je parte d'ici. Le plus vite possible.
- Oui papa, bientôt tu viendras à Montmartre.
Comme il m'est difficile de nettoyer mon père. Je me rappelle Michel, malade du SIDA. Ce n'était pas facile mais j'y arrivais. Mon père, c'est autre chose. C'est violent et sacrilège.
Le repas. Aujourd'hui est jour de fête, peut-être en l'honneur de l'appel du 18 juin ou d'un de mes frères dont c'est l'anniversaire? Papa, c'est l'anniversaire de Bruno aujourd'hui.
-C'est bien. Il est trop jeune pour avoir des enfants.
- Il a 61 ans papa!
- Ah bon! Moi j'ai 54 ans.
Un buffet a été installé sous la verrière. Un buffet genre grand restaurant. Les pensionnaires trottinent vers lui. Ils se feront remplir des assiettes impressionnantes dans lesquelles se mêleront saumon, gigot, jambon, crevettes, bulots... Ils doivent d'abord laisser passer devant eux le directeur et ses secrétaires qui semblent n'avoir pas mangé depuis dix jours.
Mon père mange. Il apprécie. Il saisit les morceaux avec les doigts. Il met dans sa poche plusieurs petits pains de la corbeille. C'est pour les oiseaux papa?
- Non, le pain est sacré. Il ne faut pas jeter le pain.
Me reviennent en mémoire les repas de famille. Ma grand mère mettait le soir, dans notre serviette de table, le bout de pain que nous n'avions pas mangé à midi.
Il mâche avec application. Il parle peu. Il est ailleurs.
Je le raccompagne dans sa chambre. Je reste près de lui. Longtemps. Je lui tiens la main. Il s'endort. Je me lève pour partir. Il se réveille. Il m'attire à lui et m'embrasse. Il s'accroche à moi comme quelqu'un qui se noie.
Je pars. Dans le jardin, je vois les roses qu'il a tant aimées. Il avait planté plus de vingt rosiers dans son jardin. Elles lui rappelaient son père, le cercle poétique des Rosati dont il fut président.
Les roses meurent et renaissent. Elles sont moins éphémères que les hommes.
Je marche vite sous les arbres du parc. La nature est belle et indifférente. Les enfants tournent sur des manèges. La terre tourne avec ses fleurs, ses enfants, ses mourants.
Qu'elle ne se fasse pas trop d'illusion la Terre. Elle aussi, elle file un mauvais coton. Ce n'est qu'une question de temps, une question d'échelle. Une vie d'homme, une vie de planète.... au bout du compte, même fin.
Lien : Visite à mon père. alzheimer. 2juin.
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