(L'auteur des lettres est la deuxième femme à gauche. L'homme au milieu est Paul Wacrenier, son frère. L'enfant devant lui est Louis Wacrenier)
Loin de Montmartre et de ses secrets, je profite de mon séjour oléronnais pour fouiller dans les
cartons entassés dans le grenier de ma tante. J'y ai trouvé des lettres écrites en 1916 par une grand-tante que j'ai à peine connue, Berthe Wacrenier, une femme humble et douce qui perdit
comme tant d'autres son fiancé pendant la Grande Guerre et qui lui resta fidèle jusqu'à la mort. La première lettre que je vous propose raconte une exécution dont elle fut témoin à Liévin.
EXECUTION
Escorté de deux gendarmes allemands, un homme parcourt la grand'route de Douai à Lens. Sans doute sa figure très pâle trahit-elle une intense émotion; mais sa démarche
fière et ferme n'est pas celle d'un coupable. La bravoure est un crime aux yeux de l'ennemi. Ce français décoré de médailles n'a donc pu trouver grâce devant le conseil de guerre et d'ailleurs il
n'a pas daigné se défendre. Pour faire plaisir à son fils qui est soldat, il a voulu sauver ses deux pigeons préférés et c'est pour cela que Paul Busière jugé et condamné à mort à Douai doit être
fusillé à Liévin sa ville natale. Cependant il marche d'un pas ferme et décidé. Le voici maintenant dans sa commune. Pour la dernière fois il revoit ces champs où il jouait jadis, ces chemins
qu'il suivait pour se rendre au travail, cette grand'route qui le conduit vers la mort. Des amis, ignorant la sentence, sortent des maisons et le saluent amicalement. D'autres le suivent à
distance et cherchent à se renseigner. Ah oui ! on le sait bien, il a voulu cacher deux pigeons; un allemand l'a dénoncé. Sans doute il fera plusieurs jours de prison; il a été trop
téméraire.... Mais il arrive bientôt à la brasserie transformée en Kommandantur et l'on fait appeler sa femme. Elle arrive, très inquiète, reçoit sans explications quelques objets appartenant à
son mari puis froidement on lui montre la porte. Au moment où elle franchit le seuil, des détonations retentissent et lui apprennent que son mari n'est plus...
Deux mois plus tard, des affiches placardées en ville portent le libellé suivant : Par ordre de l'autorité allemande, le mineur Paul Busière a été fusillé pour avoir
conservé chez lui deux pigeons voyageurs.
Berthe Wacrenier est la première à droite.
EVACUATION
Décembre 1916
Le moment du départ est arrivé. Après un long regard d'adieu sur la cave qui nous sert d'abri depuis 27 mois, je monte rapidement l'escalier encombré des débris de
ses deux murs croulants.
Me voici dans la cour. Je veux voir pour la dernière fois la maison où s'écoula notre heureuse enfance. De nombreux obus l'ont atteinte mais elle est foujours debout et son
toit qui pend lamentablement, domine encore toutes les habitations voisines. D'énormes trous crèvent la maçonnerie de toutes parts. Derrière le bâtiment principal se trouve notre cuisine que le
bombardement a épargnée. La cheminée seule est abattue. Et voici le long châssis de bois qui jadis se prêtait si complaisamment à nos jeux. Je traverse la salle à manger qui abrita nos joyeuses
réunions de famille. Ici encore la guerre a fait son oeuvre. Le buffet et une table défoncés gisent sur un tas de bois qui protège l'entrée de la cave. Vivement, car le temps presse et la
patience des allemands a ses limites, je me dirige vers le magasin, naguère l'orgueil de mes parents. Comme en rêve, je revois la foule bruyante qui s'y pressait aux jours de fête; j'entends
encore la voix de mon père stimulant son personnel et les appels familiers des clients...
Hélas ! Les
vitrines étincelantes ne sont plus qu'un tas de débris informes, les coiffures s'écrasent sur des morceaux de comptoirs et l'eau qui filtre de partout tombe lentement, goutte à goutte, comme de
grosses larmes, sur le carrelage couvert de briques et de plâtre.
Pour la dernière fois, je franchis le seuil de la maison qu'il faut abandonner à l'oeuvre de destruction. Tristement, le père Cornet nous regarde partir. Ah pauvre vieux
du pays ! Tu symbolises tout ce que j'aime et que je dois quitter. C'est à notre chère demeure, au sol natal, à ses malheureux habitants que je dis adieu en pressant sur mes lèvres ta dure figure
flétrie.
J'ai retrouvé avec ces lettres ce mouchoir sur lequel Berthe avait écrit au crayon afin de pouvoir passer les lignes sans être inquiétée.