Dimanche 16 décembre, rue André Del Sarte,un jour glacé mais lumineux qui
m'emporte par la pensée bien loin des escaliers de la butte, dans un pays que j'aime et où j'ai longtemps vécu : le Liban.
C'était pendant des jours sombres et rouges où la mort et le sang s'insinuaient dans l'air que l'on inspirait par habitude et par nécessité. Quelles images sont restées comme des
griffes sur la cornée ? Quelles horreurs ont laissé leur résille noire dans la mémoire ? Il suffit d'en susciter une pour qu'aussitôt reviennent comme les vagues toutes celles
que l'on essayait tant bien que mal de maintenir dans leur coffre cadenassé. Cet homme tiré par une voiture au bout d'une corde et dont le corps se disloquait au gré des cahots et des
pierres... Ces morceaux de viande humaine accrochés aux branches d'un arbre mort...
Dans ce Liban civilisé où la barbarie se vautrait en riant, les animaux n'étaient pas
épargnés. Chats lapidés, cigognes abattues de la première à la dernière alors qu'un vent hostile les rabattait sur la côte, chiens pendus et jetés dans le port de Byblos...
Aujourd'hui ce sont deux chiennes qui frottent leur museau à ma mémoire, deux
libanaises aux yeux de larmes et de lumière. La première est venue à ma rencontre un soir d'octobre. Elle était maigre et résignée. Elle s'approchait cependant, la tête basse, la queue serrée
entre ses pattes et s'attendant à recevoir la pierre ou le bâton. Je me suis accroupi et lui ai parlé. Elle a paru très surprise puis est venue très doucement avec une interrogation angoissée
dans le regard. Quand elle fut assez près de moi, je la caressais délicatement et promenais la paume sur son crâne chaud. Alors... Je n'oublierai jamais la longue plainte qui sortit de sa gueule.
Il y avait là dedans une telle souffrance mêlée à une telle joie que je sentis aussitôt que nos deux vies se rencontraient.
Je ne pouvais la faire entrer dans mon immeuble habité par des
palestiniens très religieux. Je décidais donc de l'installer dans ma voiture en attendant de trouver un autre appartement dans un autre quartier. Elle entra dans la Datsun et se coucha sur la
banquette arrière. Elle ne put s'empêcher alors que je lui parlais et la caressais de s'abandonner et de laisser une flaque d'urine sur le sol. Je montai chez moi, trouvai dans le frigo un
peu de fromage, redescendis et lui offris ce festin qu'elle avala sans me quitter des yeux.
En sortant de la voiture, je vis à la fenêtre du
deuxième étage un homme dont je ne compris pas les vociférations mais dont je vis clairement le poing serré dirigé vers moi et l'autre main passée à l'horizontale sur le cou. Me menaçait-il
de mort pour oser nourrir un chien au pied de son immeuble?
Je reçus assez vite la réponse. Je n'étais
pas menacé n'étant pas encore classé parmi les animaux impurs mais ma chienne elle, elle l'était... J'étais allé faire quelques courses non loin de là afin de nous trouver pour tous deux de
quoi manger plus correctement. Quand je revins, je vis que la porte de ma voiture avait été forcée. Je me précipitai et vis le corps de ma chienne étendu sur les cailloux, la tête cachée par
un carton. Je soulevai le carton et vis sa pauvre tête fracassée. La pierre qui avait servi à cet exploit était posée sur le capot de la voiture.
J'ai vomi. J'ai porté ma chienne qui n'avait même
pas reçu de nom sur la banquette où elle avait cru trouver un refuge. J'ai roulé longtemps, longtemps. Je détestais ce pays. Il y avait en moi comme une absence de couleurs, la présence blanche
et froide de la douleur.
La deuxième chienne avait un nom et vivait une vie de chienne pénarde chez Hélène, une amie qui enseignait au centre culturel français de Tripoli. Elle s'appelait Pussy
et ce nom lui allait à ravir, tant elle était câline et je dirais même féline!
Un soir, Hélène vint sonner à ma porte. Il fallait que je vienne de toute urgence chez elle. Des soldats syriens en longeant le jardin
à peine clos avaient tiré sur Pussy pour s'amuser. Nous revînmes en courant. Pussy était étendue devant la porte, un énorme trou d'où s'échappait un sang lourd entre les omoplates. Nous
la portâmes dans la voiture... La nuit était tombée et nous ne savions où aller. L'unique vétérinaire de Tripoli n'était plus chez lui et il n'existait aucune clinique vétérinaire. Nous décidâmes
d'aller à l'hôpital. J'allai à l'accueil. Il y eut des murmures. Je pensais que nous allions être insultés et je l'aurais compris. Arriver ainsi dans un hôpital qui voyait chaque jour
tant de mutilations, tant de blessures et qui ne savait comment faire face...
On prévint un médecin. Il arriva et me dit d'aller avec le
chien derrière l'hôpital devant une porte de service dont il m'indiqua l'emplacement. Nous l'y retrouvâmes. Il était accompagné d'un autre homme et d'une infirmière. Ils prirent le chien et
l'emmenèrent dans une salle d'opération. Une heure et demie plus tard, ils rapportèrent Pussy, déguisée en momie égyptienne... Ils nous expliquèrent qu'elle allait s'en tirer, que la blessure
était spectaculaire mais bénigne. Nous voulûmes payer mais ils refusèrent catégoriquement. Nous nous perdîmes en remerciements et en sourires. C'est alors que le chirurgien nous dit :
"Excusez-nous pour ce qu'est devenu le Liban."
Je n'oublierai jamais cette phrase, les risques qu'avaient acceptés ces Libanais en
soignant une chienne dans un hôpital, leur gentillesse et leur générosité.
La face sombre et la face lumineuse d'un même pays. La mort et la vie. La
grimace et le sourire. Ce liban auquel je pense par ce beau dimanche glacé et que j'aime comme une seconde patrie....
LIEN : Lucie et Nino. Roman. Deux amoureux à Montmartre.