La Ca d'oro, la "maison d'or" est un des plus beaux hôtels particuliers de Venise.
Sa façade gothique de marbre blanc se contemple dans les eaux vertes du Grand Canal. Certains de ses éléments décoratifs étaient recouverts de feuilles d'or, aujourd'hui disparues.
Elle abrite quelques oeuvres immenses que l'on a le temps de regarder sans être gêné par les visiteurs.
C'est une particularité de Venise : une foule bruyante, accompagnée d'enfants aux voix aigües, des groupes serrés derrière un guide qui brandit un petit drapeau, des dévoreurs de crèmes glacées, des touristes quoi, dont nous faisons partie, et puis, passée la porte des musées et des églises, fraîcheur, silence, recueillement...
La Ca d'Oro en ce printemps 2023 poursuit d'importants travaux qui interdisent l'accès au 1er étage, mais peu importe, c'est au 2ème que Saint Sébastien nous attend.
Après la mort de Sollers, j'ai voulu revoir Venise avec son "dictionnaire amoureux".
Il m'a souvent irrité, notamment quand il se mêle de donner son avis péremptoire sur les peintres exposés à la Fondation Guggenheim et quand il juge "pathétique ou à mourir de rire" ce coin de jardin où Peggy Guggenheim a voulu être enterrée avec tous les chiens de sa vie.
Mais quand il parle de Tintoret, de Carpaccio ou de Mantegna, il capte de toute ses cellules la vibration de leur génie. Aussi je ne peux m'empêcher de citer ce qu'il écrit de ce Saint Sébastien.
"C'est un énorme chef d'oeuvre. Le corps torsadé du saint, les mains liées derrière le dos, s'enlève, criblé de flèches venant de tous les côtés. Il y en a au moins dix-sept, on les entend vibrer et entrer dans les chairs, elles construisent le tableau comme une cage ouverte.
L'oeuvre est puisamment autobiographiqe et fantasmatique. Impossible de ne pas être atteint par son intensité masochistement érotique.
Ce tableau est tellement déplacé dans l'atmosphère peu sanglante de Venise qu'il rafle la mise pendant un instant d'abîme. Un instant qui dure, puisque le martyre à l'arc est sans arrêt relancé. Supplice dans une maison d'or : un comble.
Mantegna, toujours en plein dans la cible, a peint une des plus belles Résurrections qui soient."
Sollers a ressenti le mystère sacré de ce martyr, cet homme torturé qui ne meurt pas. On ne représente jamais Saint Sébastien mort. Il vit par son martyre. Il reste debout, tourné dans un mouvement puissant vers le ciel. Phénix renaissant de ses cendres, il renaît de ses flèches.
Regardons son visage. un oeil est presque fermé, presque mort, l'autre est grand ouvert et regarde vers la lumière. La bouche à moitié ouverte se crispe mais une esquisse une prière.
La chevelure est parcourue par le vent qui vient de la droite, du côté de l'oeil ouvert. Côté de la vie, de l'Esprit.
Sollers évoque Mishima qui fut fasciné par l'image de Saint Sébastien dont l'érotisme a fait une icône gay. Mais c'est le Sébastien de Guido Reni qui attirait l'écrivain. Un Sébastien moins violent, presque féminin, le visage apaisé, le corps touché plus que traversé par quelques flèche, le pagne se défaisant sur le pubis.
Rien de tel chez Mantegna. Sébastien criblé de flèches est puissant comme un atlante. Son visage qui n'a rien de "joli" est travaillé par la souffrance et par l'aspiration vers la libération et l'envol.