Pour sortir de la grisaille des derniers mois, de l'ambiance anxyogène de masques et de gel hydroalcoolique supplantée par les horreurs effroyables de la guerre poutinienne, il est utile, le temps d'une pause de se rendre au musée de Montmartre pour rencontrer Charles Camoin, un "Fauve en liberté".
Exposition "Un fauve en liberté". Musée de Montmartre.
"En tant que coloriste, j'ai toujours été et suis encore un fauve en liberté".
Ce peintre flamboyant (1879-1965) vient du sud, Cézanne le qualifie de "vaillant marseillais" mais C'est à Paris qu'il vient vivre en 1897 pour s'inscrire aux Beaux Arts dans l'atelier de Gustave Moreau.
Il ne bénéficie que pendant quelques mois des conseils du génial peintre symboliste qui a la mauvaise idée de mourir.
Dessin de Camoin corrigé par Gustave Moreau
" Je regrette de l'avoir si peu connu. Il possédait à fond les maîtres du Louvre. Ce que je sais de lui c'est surtout par Matisse et Marquet que je l'ai appris."
L'atelier de Cormon (peintre académique s'il en est,) qui lui est proposé alors, ne lui convient pas du tout et il préfère quitter l'école des Beaux Arts. Il n'y a pas perdu son temps car il a fait la connaissance des deux autres peintres qui deviennent ses amis et ses coéquipiers dans l'aventure du fauvisme : Matisse et Marquet.
C'est avec eux qu'il part à l'aventure dans Paris et peint des toiles où déjà s'affirment son goût de la couleur et de la composition.
La Seine, le Louvre, le pont des Arts vus du Pont Neuf (1904)
Le goût pour l'art des estampes japonaises se manifeste chez lui, comme chez ses amis, auxquels vient s'ajouter Derain.
Il représente Amélie Matisse dans un kimono dessiné par son mari....
Madame Matisse faisant de la tapisserie (Camoin. 1905)
Madame Matisse en kimono (Derain
Quand il s'intéresse au portrait, Camoin est influencé par Cézanne qui aime le conseiller : "Je vous parle comme un père".
Portrait d'Albert Marquet (1904)
Si cette influence est sensible dans la composition, elle l'est moins dans la recherche de la "vérité" du personnage.
Camoin exprime une vie intérieure plus rare chez Cézanne accaparé par le cadrage et la composition.
Lola Camoin (1920
Une des premières toiles de l'expo est un hommage du peintre à sa mère, elle-même peintre et à l'origine de la passion de son fils.
La mère de l'artiste sur le divan (1897)
La sensualité est exprimée par la pause, le talent par la palette qui est tenue comme un éventail. Remarquable toile, comme un manifeste du fauvisme et une affirmation de la place égale de la femme dans la création.
Camoin est du sud, il ne le découvre donc pas (contrairement à Matisse peintre du nord) et c'est naturellement qu'il y séjourne, comme Marquet, à Saint-Tropez tandis que Derain et Matisse choisissent Collioure.
Le port de Toulon à la barrière (1904)
Ses toiles comme celles de des amis ont en commun l'importance de la couleur, le non respect du réalisme, le désir, malgré le long travail, de donner l'impression d'une grande spontanéité, voire d'une improvisation. Bref toutes les caractéristiques du fauvisme.
Mais c'est à Montmartre, sur la Butte des peintres qu'il s'installe définitivement dès 1907.
Il aime alors fréquenter la Bohême qui va de Derain à Van Dongen, de Picasso à Dufy. Période créatrice et difficile car comme la plupart de ses amis, il vit dans la pauvreté.
L'aspect douloureux de cette période est concrétisé dans ses toiles par le cerne noir qui entoure les sujets et qui le fait tendre vers l'expressionnisme.
Il change de nombreuses fois d'adresse, toujours à la recherche d'un modeste atelier, 27 boulevard de Clichy (1907), 12 rue Cortot (1908), 46 rue Lepic (1910-1925), 2bis avenue Junot (son dernier atelier où il meurt en 1965).
Il rencontre en 1909 la peintre Emilie Charmy avec qui il a une forte relation qui durera deux années. Cette peintre originale et puissante aurait pu faire partie de l'exposition consacrée aux "pionnières" du Musée du Luxembourg.
Camoin assis (Emilie Charmy)
Espérons qu'elle fera bientôt l'objet d'une rétrospective qui permettra de mesurer sa force et son originalité.
Femme allongée (Emile Charmy)
Après la fin de sa liaison, Camoin part pour Tanger où il rejoint Matisse. l'intermède sera de courte durée et quand il revient à Paris, rue Lepic, il est en proie à une dépression (qui durera jusqu'en 1914) pendant laquelle, proche du suicide, il s'acharne contre ses toiles qu'il taillade et déchire quand il ne les brûle pas dans son poêle.
Nous perdons alors plus de 80 oeuvres dont beaucoup avaient été peintes à Montmartre.
Des morceaux de toile sont récupérées dans les poubelles, revendues aux Puces, restaurées et pour certaines vendues à Drouot par Carco.
Autoportrait. Toile découpée et restaurée
L'Indochinoise (1905). Toile découpée et restaurée
Camoin intente un procès à l'issue duquel le tribunal lui donne raison par un jugement qui sera à l'origine d'une nouvelle législation sur la propriété intellectuelle qui protège encore aujourd'hui les créateurs.
Mobilisé en août 1914, il est affecté à la section "camouflage" qui consiste avec d'autres artistes de peindre des toiles qui dissimuleront des armes ou des points stratégiques. Il garde sur lui un carnet sur lequel il saisit des visages de soldats. Jamais il ne représente l'horreur des tranchées qui resteront un cauchemar dont il parlera peu.
Dès les premières années de son travail, avant les années de guerre, Camoin s'est intéressé au nu féminin, exercice obligé de tout peintre qui veut se faire connaitre.
Loin de l'académisme qui perdure et des audaces de la jeune génération, il donne à voir une sensualité sans apprêts mais vivace, une femme qui n'est pas dupe et joue du désir masculin.
"Je suis allé voir deux fois le père Cézanne, je lui ai montré mes études, il a beaucoup aimé le portrait d'une putain, me disant que c'était là ma voie."
La célèbre "Saltimbanque au repos" a son petit succès de scandala au salon des Inépendants, succès renforcé par l'agression dont elle est victime,. Elle reçoit en effet quelques coups de couteau rageurs.
Dès 1920, Camoin se partage entre Montmartre et Saint-Tropez. Il commence à être reconnu et apprécié pour ses couleurs comme pour sa tentative de traduire des sensations. Devant un paysage, tous les sens sont en éveil et la toile idéale traduirait à la fois la lumière, le parfum, la chaleur. Et il est vrai que les toiles des fauves nous happent dans leur ambiance et nous intègrent dans leurs couleurs.
Le square Saint-Pierre
1920 c'est aussi l'année où il épouse Charlotte Prost (Lola) avec qui il aura une fille, Anne-Marie.
Lola sur la terrasse (1920)
En 1925 il déménage pour le 2bis de l'avenue Junot, dans un Montmartre qu'il apprécie, comme ses habitants pour qui Paris est un autre univers :
"C'est maintenant que j'apprécie la Butte. On est au-dessus de la mêlée, loin du bruit et de la rumeur de la ville."
Camoin profitera de la reconnaissance et de la vogue des Fauves. Il sera exposé à Paris comme à New-York.
Il meurt à Montmartre à 86 ans dans son atelier proche du Moulin qu'il a souvent peint de ses fenêtres.
Il est enterré à Marseille, dans la ville lumineuse de sa jeunesse.
Le garage à bateaux du peintre Person
Mais pour nous Montmartrois, il est, comme les peintres et les poètes qui ont vécu sur la Butte, l'un des citoyens de notre village qui aime les chats (noirs ou non) et leurs cousins sauvages, les fauves en liberté!
La rue d'Orchampt
L'exposition "Camoin, un fauve en liberté" se tient au musée de Montmartre, 12 rue Cortot, jusqu'au 11 septembre 2022.
Liens : les peintres; les artistes, les célébrités de Montmartre
Le peintre dans son atelier
En annexe, pour les promeneurs de Montmartre, les adresses de Charles Camoin dans notre quartier :
1907
27 boulevard de Clichy. Le vieil immeuble a disparu rempacé parc cette façade plate et sans style.
1907
6 rue Mansart, pour quelques mois
1908
Le fameux 12 rue Cortot, aujourd'hui musée de Montmartre, où vécurent tant de grands peintres et où on peut visiter l'atelier de Valadon et son petit appartement à la fenêtre barrelée afin d'empêcher Utrillo de sauter dans la rue et d'aller au bistro.
1910-1925
46 rue Lepic, l'immeuble n'est pas éloigné du 54 où vécut Théo Van Gogh et où il hébergea Vincent.
1925-1965
2bis avenue Junot. Quand y aura t-il une plaque? L'atelier de Gen Paul, peintre mineur et antisémite y a droit!