Ils sont nombreux les music-halls dont ne subsistent que le nom dans la mémoire de notre quartier… La Gaîté Rochechouart est un de ceux-là.
Ce n'était à l'origine, au 15 du boulevard de Rochechouart, qu'un vaste hangar qui servait d'entrepôt. Un dénommé Flécheux l'acquit pour le transformer en music-hall. Disons plutôt pour y installer chaises, tables, estrade rudimentaire. Le lieu était triste et banal, une bonne raison pour l'appeler "La Gaîté"!
Nous sommes en 1867, date de naissance de ce "music-hall" qui l'année suivante compléta son nom et devint "La Gaîté-Rochechouart".
Il passa ensuite entre les mains de plusieurs propriétaires parmi lesquels, la plus originale fut Emilie Bécat, chanteuse aux nombreux admirateurs fascinés par son talent et son énergie.
Paulus qui l'aimait beaucoup a parlé d'elle dans ses mémoires : "C'était du vif argent. Elle courait, bondissait, se tordait avec des gestes câlins et canailles". elle inaugura un genre qu'on qualifia d'épileptique!
C'est en 1876 que grâce à un riche protecteur, elle put réaliser son rêve et acquérir ce music-hall. Elle en prit possession comme un capitaine ignorant des règles de la navigation.
Elle présenta sur scène Jean Richepin qui interprétait ses textes et qui malgré son succès populaire fut poursuivi par la justice à cause de ses "Chansons des gueux". Amende et prison pour avoir décrit une étreinte entre deux clochards!
La jeune Mistinguett y fit ses débuts en 1876 mais n'y chanta que quelques mois avant de choisir l'Eldorado dont le nom et le renom nom lui promettaient une riche carrière!
Ni Richepin ni Mistinguett ne suffirent à assurer la rentabilité de la salle qu'Emilie ne savait gérer. Elle perdit l'argent que ses charmes lui avaient rapporté et elle quitta Paris pour Saint-Pétersbourg où elle espérait se refaire une santé!
La salle fut reprise par Auguste Richard qui créa les premiers cafés- concerts jusqu'en 1892 où les Varlet prirent le relais et firent de la Gaîté un des lieux les plus vivants et les plus appréciés des amateurs.
Pendant 24 ans la Gaîté-Rochechouart vécut sa grande période. La plupart de ses vedettes d'une saison sont aujourd'hui oubliées mais il suffit de regarder leurs photos pour que revive la Belle Epoque avec sa fantaisie, son kitsch, ses artifices et ses charmes.
Ces "beautés" fin de siècle nous étonnent parfois tant elles sont, pour la plupart, éloignées des canons actuels.
Parmi les vedettes les plus appréciées, une certaine Merelli occupa une des premières places si l'on en juge au grand nombre de cartes postales la représentant.
Pendant cet âge d'or, la Gaîté faisait sa publicité sur les murs de Paris et recevait parmi ses spectateurs des poètes et des peintres de Montmartre.
Certes les autres music halls du boulevard, surtout après l'ouverture du Moulin Rouge, avaient-ils plus de succès et plus de "stars" que la Gaîté mais on connaît au moins un dessin de Lautrec y représentant Nicolle en pierreuse (prostituée de la rue)
Une autre artiste qui marquera l'histoire de la chanson française passa par la Gaîté en 1910.
Il s'agit de Fréhel. Elle venait de divorcer d'un comédien bellâtre, Roberty qui après avoir fait un enfant qui ne survivra que quelques mois, lui avait préféré Damia, la grande rivale aux accents tragiques, voire mélodramatiques.
Fréhel qui avait abandonné son nom de scène "Pervenche" pour celui du cap breton qui lui rappelait ses origines, impressionne encore aujourd'hui par sa voix forte et populaire, par ses textes réalistes qui avec le temps ont pris une teinte poétique et mélancolique.
Le bas Montmartre où elle a vécu et où elle est morte, misérable, dans une chambre sordide d'un hôtel de Pigalle, reste lié à son histoire. Elle a d'ailleurs chanté le quartier saccagé par la spéculation immobilière:
"Mais Montmartre semble disparaître
Car déjà de saison en saison
Des Abbesses à la place du tertre
On démolit nos vieilles maisons.
Sur les terrains vagues de la Butte
De grandes banques naîtront bientôt,
Où ferez-vous alors vos culbutes,
Vous les pauvres gosses à Poulbot? (…)"
Une autre grande dame se produisit à la Gaîté. Il s'agit de Colette qui y donna ses pantomimes avec un certain succès.
Elle évoque cette période de sa vie dans son roman "La Vagabonde" où la Gaîté-Rochechouart est appelée "L'Empirée-Clichy". La romancière y a rencontré de nombreuses artistes fauchées et a porté sur elles un regard fraternel (on dirait aujourd'hui sororal) et quelques fois amoureux.
"L'espèce n'est pas rare en ce pays montmartrois de ces filles qui vivent de misère et d'orgueil, belles de leur dénuement éclatant."
En 1923 un incendie détruisit le théâtre qui fut remanié et reconstruit.
Pendant quelques années de nombreuses pièces légères y furent données comme "Quand on a fait ça une fois"... "La mariée en vadrouille"... Certaines y furent créées : "C'est un enfant de l'amour", "Jojo le livreur d'amour", "L'Ecole des courtisanes"...
Mais comme la plupart des théâtres du boulevard, la Gaîté ne faisait plus recette. L'avènement du cinématographe lui porta le coup de grâce. Tout en gardant son nom, la salle se transforma en cinéma en 1932.
En attendant que la télévision à son tour ne le détrône et provoque la fermeture des grandes salles aux trois-quarts vides.
Le nom même de "Gaîté -Rochechouart" disparut définitivement en 1988.
Des commerces variés et éphémères se sont installés à sa place. Une enseigne de vêtements masculins tout d'abord pour des hommes qui pour la plupart ignoraient que leurs lointains aînés venaient là, au temps du music hall, non pour acheter des jeans et des joggings mais pour rêver devant des femmes vêtues de plumes, de strass et de lumière.
Aujourd'hui c'est un bazar qui peaufine son installation. Il proposera des objets utiles ou inutiles pour la cuisine, la décoration, le loisir...
Il n'y aura plus que les casseroles pour nous permettre d'organiser un concert!