Elle est une des grandes figures, une des "stars" de l'âge d'or montmartrois et c'est sans doute Toulouse Lautrec qui nous "parle" le mieux d'elle. Il n'a pas cherché à la flatter, il ne l'a pas auréolée de lumières, il l'a saisie sur scène, comme un photographe saisit en plein vol un oiseau.
Ses ailes, ses grands bras gantés de noir, amplifiaient ses gestes et lorsqu'elle s'arrêtait de chanter pendaient le long de sa robe verte….
Mais revenons en arrière, avant que Toulouse Lautrec n'immortalise ce drôle d'oiseau...
Nous sommes le 20 janvier 1865 quand vient au monde Laure Esther Guilbert, dans le Marais, rue du Temple, dans un quartier alors populaire. Son père est comptable et sa mère chapelière.
Son enfance dans un milieu modeste est marquée par la défection du père qui joue l'argent du ménage, aime fréquenter les maisons closes et finit par disparaître.
A 12 ans, elle quitte l'école et aide sa mère qui travaille à domicile et charge sa fille de livrer ses commandes.
Elle rencontrera plus tard alors qu'elle sera au sommet de sa gloire une ancienne cliente bourgeoise qui chargeait sa mère de découdre les étiquettes sur des robes bon marché et de recoudre des étiquettes de grand couturier. Cette dame aisée "oubliait" de payer ses couturières, ce qu'Yvette ne manquera pas de lui rappeler en public!
A 16 ans, elle est pour quelques mois mannequin avant de devenir vendeuse au magasin du Printemps reconstruits après le grand incendie de 1881.
C'est en 1885, alors qu'elle a 20 ans que sa vie prend un autre tour. Elle rencontre dans la rue Charles Zidler, directeur de l'Hippodrome (celui de l'Alma qui sera remplacé par celui de la rue Caulaincourt) et futur créateur du Moulin Rouge. Il est intéressé par cette longue fille et c'est lui qui la dirige vers le cours de théâtre et diction de l'acteur du Gymnase, Joseph Landrol.
Théâtre du Gymnase boulevard de Bonne Nouvelle
Zidler, enfant du peuple qui a un souvenir douloureux de son enfance en bord de Bièvre, dans la puanteur des tanneries, dira plus tard à sa "p'tite Yvette" comme elle le raconte dans ses mémoires, "Ma vie en chansons" :
"Vois-tu, j'suis comme toi, fils de mes œuvres… Je m'suis fait tout seul!"
Il l'engage pour les tournées des Variétés comme comédienne. Car c'est pour le théâtre et la récitation de poèmes que la jeune femme se sent prédestinée! Elle tient un petit rôle dans une pièce de Feydeau et d'autres rôles aussi secondaires, aussi peu valorisants, toujours aux Variétés.
Le succès ne lui sourit pas, c'est à peine si quelques spectateurs l'applaudissent. Comme ils seront très tièdes à l'Eden, à l'Eldorado ou à l'Horloge où elle s'ose à la chanson et assure un lever de rideau.
C'est à l'Eldorado, en 1889, que Freud de passage à Paris vient l'écouter. Il est séduit par son tempérament et son talent et il gardera toujours dans son bureau une de ses photos dédicacée. Il y aura entre eux une correspondance suivie et Yvette de passage à Vienne lui rendra à son tour visite. Cette relation nous éclaire sur la personnalité d'Yvette Guilbert, capable d'intéresser ou séduire de grands intellectuels.
Découragée, elle quitte Paris. Elle passe une année en Belgique où elle rencontre pour la première fois un succès d'estime avec une chanson dont elle a écrit les paroles et qui deviendra plus tard un classique de ses spectacles : "La pocharde".
Paris manque à cette vraie parisienne et elle ne tarde pas à revenir, aidée par Zidler qui a ouvert son Moulin Rouge. Elle fait alors la connaissance de Xanrof qui la conseille et l'exhorte à se créer un personnage vite identifiable en même temps qu'il lui confie quelques chansons comme le célèbre "Fiacre".
Avant d'interpréter ses textes et ceux de Bruant, elle suit ses conseils et se crée autour de ses gants noirs une tenue qui deviendra légendaire, taille de guêpe, chevelure flamboyante, robe verte.
Plâtre de Cappiello
La grande Yvette Guilbert est née!
Elle commence à plaire au Divan Japonais où des admirateurs l'attendent à la sortie. Mais c'est en 1891 avec Müsslek des Concerts Parisiens qu'elle rencontre le vrai succès...
Elle se produit aux Ambassadeurs et à la Scala.
Affiche de Steinlen.
Proust lui consacre son premier article dans la revue "le Mensuel". Mais les proustiens se rappellent peut-être que dans "Sodome et Gomorrhe", le duc de Guermantes unit dans le même mépris les "chansonnettes de Mademoiselle Yvette Guilbert" et les "expériences de Charcot"!
Coïncidence étrange car si, comme nous l'avons vu, Freud est allé écouter Yvette Guilbert à l'Eldorado, ce fut sur les conseils de… la femme de Charcot!
Malgré ce parrainage éminent, c'est en 1893 qu'Yvette Guilbert rencontre celui qui allait lui assurer l'immortalité : Toulouse Lautrec. Il dessine des croquis, des esquisses, il conçoit des affiches..
Elle ne se trouve pas flattée et écrit sur ce dessin : "Petit monstre!! Mais vous avez fait une horreur!!
Et c'est vrai qu'il n'essaie pas de l'embellir! Il est fasciné par son charisme. Il capte en elle la force, l'intelligence, l'humour. Son trait vif nous restitue sa présence, avec cet enracinement dans le sol, comme un arbre dont les ramures bougeraient sous le vent.
En réalité Yvette Guilbert était moins ingrate que sur les dessins faits par le "petit monstre". Elle avait, comme les vedettes montmartroises, sa cohorte de soupirants et, ce qui fait d'elle une artiste moderne, elle gardait dans son spectacle une distance ironique. Elle savait que sa voix n'avait rien d'extraordinaire, alors elle interrompait ses chansons, commentait, se moquait puis repartait dans la musique...
Les écrivains et les poètes l'apprécient. Zola lui dira "Quelle vérité dans vos accents, Mademoiselle, quelle actrice vous êtes!"
Yvette Guilbert (Philippe Klein 1895)
Montesquiou qui la rencontre un soir lui reproche de chanter Bruant qui selon lui auréole la vie de gens ordinaires des boulevards extérieurs alors que tant de vies sont magnifiques et méritent d'être chantées. Yvette lui tient tête : "Bruant ça ne s'explique pas, ça se chante, ça se parle, ça se pleure. La vie magnifique c'est l'âme de Bruant!"
Tout Yvette Guilbert est dans cette réponse. Son esprit critique, son humanité, son sens du dérisoire.
On a du mal aujourd'hui à appréhender son talent qui se déployait dans ses gestes, ses mimiques, sa distance. Elle n'hésitait pas à grimacer, à outrer ses expressions (ce que saisit Lautrec) et à impressionner par son masque blanc aux yeux soulignés de noir et aux lèvres trop rouges.
Entre 1893 et 1900, elle connaît un succès qui dépasse Montmartre et la France. Les cachets qu'on lui propose sont dignes des plus grandes stars de l'époque et la conduisent en Angleterre, en Allemagne, aux Etats-Unis. Elle ne choisit pourtant pas la facilité et chante ou dit des textes de Gaston Couté, de Jean Lorrain comme de Xanrof ou Bruant.
Elle maîtrise l'art de passer en douceur dans ce qu'elle appelle le "rythme fondu" du chant au texte parlé et vice-versa. Certains mélomanes affirment qu'elle ne fut pas sans inspirer Schönberg, Alban Berg puis Kurt Weill.
Il suffit pour se convaincre de sa notoriété de découvrir les caricatures dont elle fait l'objet ainsi que le nombre étonnant d'imitateurs qu'elle inspire dans des spectacles travestis.
Numéro de travesti. Yvette Guilbert par Bertin
Ce sont les grandes années d'Yvette Guilbert. Tout lui réussit dans la vie, comme sa rencontre à Vienne avec un jeune chimiste, Max Schiller qu'elle épouse en 1897 et qui sera l'homme de sa vie. Elle se réfugiera avec lui dans le sud pendant l'occupation pour le protéger des rafles anti sémites.
Réussite financière aussi qui lui permet de se faire construire un hôtel particulier boulevard Berthier et d'acheter une maison de campagne.
Mais une maladie de reins dont elle commence à subir les atteintes en 1896, vient interrompre quatre ans plus tard cette trop belle réussite. Elle rembourse les cachets qu'elle a touchés pour ses tournées programmées. Ses admirateurs craignent de ne jamais la revoir.
Elle réapparaît pourtant, quasiment guérie en 1906 pour un concert au Carnegie Hall de New York.
Elle ajoute à son répertoire des chansons plus littéraires et des poèmes médiévaux.
De 1915 à 1922 elle est accompagnée dans ses récitals par la pianiste Irène Aïtoff.
Elle tourne également dans quelques films (dont un chef d'œuvre de Murnau: "Faust") et elle écrit et met en scène une pièce : "Madame Chiffon"...
Mais Lautrec est mort depuis longtemps, les lumières de Montmartre pâlissent, la guerre approche qui mettra un point final au rayonnement de la ville-lumière, capitale des arts et des plaisirs.
Picasso pourtant aura le temps de la sublimer dans une œuvre où s'exprime leur double génie!
Vient le temps où les "loups sont entrés dans Paris". Bien des music-halls ferment leurs portes, se compromettent ou cèdent la place à des salles obscures tandis que le Vel d'Hiv s'apprête à ouvrir les siennes.
Dans le midi où elle s'est réfugiée avec son mari, elle reçoit encore une lettre de Freud qui lui écrit de Londres. Il rend une dernière fois hommage à son talent et s'adressant à Max Schiller il écrit : "Durant ces dernières années, j'ai été privé de n'avoir pu redevenir jeune, l'espace d'une heure, grâce au charme d'Yvette".
Elle meurt à Aix en Provence le 3 février 1944.
La croix de bronze et ses lettes entrelacées.
Elle a été dans une époque dominée par les hommes, une voix singulière, indépendante qui par les textes qu'elle choisissait et surtout sa manière de les interpréter, affirmait sinon la supériorité du moins l'égalité de la femme. Dans ses textes grivois ce sont les hommes qui étaient ballots, stupides, dominés par leur désir…
Sa postérité s'appelle Piaf, Barbara, Anne Sylvestre, Marie-Paule Belle…. jusqu'à Catherine Ringer.
Elle a reçu à titre posthume le grand prix de l'Académie Charles Cros, mais en dernier hommage, c'est un texte du poète anglais Arthur Symons venu la voir aux Ambassadeurs en 1894 qui terminera le mieux l'hommage que nous rendons à cette artiste aux ailes noires :
(…) Car les fleurs se fanent devant elle; voyez la lumière
S'éteint sur cette pauvre joue, la laissant blanche;
Elle chante la vie, la gaieté et tout ce qui se meut
La fantaisie de l'homme dans le carnaval des amours;
Et un frisson me saisit pendant qu'elle chante
La pitié des choses humaines dont nul ne prend pitié."