….Le versant est de la Butte était composé en bonne partie de terrains vagues où poussaient les herbes folles et où aimaient jouer les gamins du maquis.
Bien avant le début des travaux titanesques du Sacré-Cœur qui allaient à jamais transformer la campagne en site touristique mondialement connu, un homme avisé, savoyard d'origine, comme la future cloche de la basilique, eut l'idée d'acheter pour quelques sous un terrain….
Un espace idéalement situé entre trois rues : Lamarck, Sainte-Marie et des rosiers.
Deux de ces rues ont changé de nom : la rue des rosiers est devenue, pied de nez à la France catholique, Chevalier de La Barre, et la rue Sainte-Marie est devenue rue Paul Albert.
C'est aujourd'hui, malgré les destructions, un coin de Montmartre qui a gardé son charme et si l'on est indulgent, son aspect villageois!
Notre savoyard, monsieur Daudens, aimait la Suisse où il avait passé quelques années et apprécié la cuisine dont il avait appris les recettes roboratives et les secrets.
C'est à un gros propriétaire qu'il acheta son terrain. Ce propriétaire qui possédait une partie du flanc est de la Butte a laissé son nom dans le quartier où une rue porte son nom : Feutrier.
On dit et répète sur les sites consacrés à Montmartre que Daudens paya son terrain 7 francs le m2. Ce qui ne nous dira rien à moins de convertir cette monnaie en euros. 7 francs en 1857 sont l'équivalent de 21 euros en 2018. Il y a eu, comme on le voit une petite évolution depuis le 2nd Empire puisque le moindre mètre carré d'un appartement dans le quartier vaut au bas mot 12 000 euros et non 21!
Mr Daudens fit construire un bâtiment rustique auquel il s'acharna à donner des allures alpestres avec cloches de vaches et mangeoire. La plus belle réalisation était le jardin dans lequel furent aménagées des grottes, construites par les rocailleurs dont l'art était alors à la mode et qui plus tard oeuvreraient dans le square Saint-Pierre où il subsiste aujourd'hui la grotte des amoureux avec le couple sculpté par Emile Derré.
Le Rocher Suisse connut un succès qui ne se démentit pas après le rattachement de Montmartre à Paris (1860) et il attira les parisiens avides d'air pur et de bonne cuisine jusqu'en 1880.
C'est alors que l'établissement fut repris par Mr Dorlancourt, gendre du premier propriétaire. Les cartes postales nous donnent une idée de l'aspect que prit alors la maison. Adieu chalet, adieu cloches de vaches, adieu mangeoire. On se mit à la mode montmartroise avec petit orchestre et bal en plein air. Mais il était difficile de lutter avec les cabarets du boulevard Rochechouart. Le bal ne fit pas recette et remisa ses flonflons.
Le restaurant se spécialisa dans les noces et banquets dans la grande salle où se retrouvèrent un jour de juin 1886 une petite bande d'amoureux de la Butte soucieux de la protéger et de lutter contre la spéculation outrancière et les saccages qui l'accompagnaient.
Ils fondèrent la Société d'Histoire et d'Archéologie du Vieux Montmartre aujourd'hui connue sous le nom d'"Amis du Vieux Montmartre".
Qui étaient ces passionnés?
Avant de les présenter individuellement, citons leurs noms : (sans ignorer que tous les spécialistes de la spécialité ne sont pas d'accord et présentent des listes où deux ou trois noms diffèrent!)
Emile Bin, Wiggishoff, Léon Lamquet, Jean Noro, Charles Sellier, Jules Mauzin, Morel, Rab, Vautier.
Emile Bin, nous le connaissons car il jouissait d'une célébrité certaine, réalisait la décoration de nombreux hôtels particuliers et avait des commandes des églises parmi lesquelles Saint-Sulpice et Saint-Nicolas du Chardonnet. Il avait le cœur à gauche (plutôt centre) et bien que sympathisant de la Commune, il disparut opportunément pendant les jours sombres pour ne réapparaître que plusieurs mois plus tard.
Nous pouvons le classer parmi les peintres académiques auxquels s'opposèrent les grands mouvements qui révolutionnaient et régénéraient la peinture.
Il fut maire du XVIIIème arrondissement, révoqué, dit-on (bien que ce soit contesté) pour avoir peint un portrait du général Boulanger. C'est son adjoint et ami Wiggishoff qui prit sa place.
Jacques Charles Wiggishoff (1842-1912) était industriel en parfumerie et grand collectionneur d'ex-libris!
On peut reconnaître sur cet ex-libris à son nom, la vieille église Saint-Pierre.
Il fut maire du XVIIIème de 1889 à 1899. Ses seuls essais sont consacrés aux parfums et aux ex-libris! Il n'écrivit rien sur ce Montmartre qu'il aima pourtant, étant né au cœur du vieux village, rue Traînée (aujourd'hui rue Poulbot).
La mairie du XVIIIème place des Abbesses. Elle sera détruite et remplacée par la mairie actuelle en 1905.
Léon Lamquet (1836-1886) fut aussi adjoint au maire du XVIIIème! A croire que toutes la bande avait la passion municipale! Mais ce qui caractérise cet homme-là et le rend éminemment sympathique c'est son engagement pour la défense des animaux. En cela il ressemble à Louise Michel, attentive aux souffrances infligées aux bêtes.
Il fit partie de la SPA dont il fut directeur et où il lutta notamment contre la vivisection. Son engagement pour les animaux ne l'empêchait pas de se dévouer aux causes humanitaires (que de gens encore aujourd'hui opposent ces deux engagements, comme si tous les êtres vivants n'étaient pas liés dans le même mystère de l'existence et de la souffrance).
Il consacra une partie de sa vie à l'éducation populaire en faveur des adultes. Enfin il défendit Emile Derré dans son projet pour la statue de Fourier boulevard de Clichy. Il était en effet fouriériste convaincu.
Il y a toutes les raisons de ne pas oublier Léon Lamquet.
Le 4ème homme fut Jean Noro, un authentique amoureux de Montmartre qui s'engagea pendant le Commune. Il fut commandant du 22ème bataillon des Gardes Nationaux et nous avons de lui un rapport d'un des nombreux massacres commis par les Versaillais.
Il dut s'exiler après la Semaine Sanglante. Il revint après l'amnistie à Montmartre, rue Ravignan où son atelier de peintre devint le siège d'un petit club littéraire "La Butte" ouvert aux poètes et aux écrivains. Paul Alexis qui en faisait partie le décrit dans une lettre à Zola : "Bon type et joliment sympathique. D'origine italienne, très brun, maigre comme Don Quichotte".
Un autre signataire présent au Rocher Suisse lors de la création de la Société montmartroise est Charles Sellier, à ne pas confondre avec son homonyme, peintre nancéen.
Ce Charles Sellier (1897-1912) est un ingénieur des Ponts et Chaussées, intéressé par l'histoire et l'art puisqu'il sera adjoint au musée Carnavalet et inspecteur des fouilles de la ville de Paris. Il est un de ceux qui s'opposera bec et ongles à la destruction de la vieille église Saint-Pierre.
Je n'ai rien trouvé sur Jules Mauzin sinon qu'il a écrit plusieurs articles dans le bulletin de la société du vieux Montmartre, notamment sur Rosimond, l'auteur et acteur de théâtre du XVIIème siècle qui avait acquis sur la Butte une grande maison entourée de vignes. Cette maison accueille aujourd'hui le musée de Montmartre.
Peut-être n'était-il comme les deux derniers, Morel et Rab qu'un "simple amoureux de Montmartre".
Peu de temps après la création de la Société du Vieux Montmartre, un banquet réunit cinquante trois chansonniers et poètes qui immortalisèrent leur réunion en posant sur les marches de l'escalier de la Fontenelle (aujourd'hui rue du Chevalier de la Barre).
Nous ignorons les raisons de ce banquet mais c'est un plaisir de reconnaître dans la bande : Aristide Bruant(un peu trouble) reconnaissable à son chapeau aux larges bords, Gaston Couté le poète anarchiste et écorché qui savait si bien parler la langue populaire, Marcel Legay, le fils de mineur, ami de Bruant, Eugénie Buffet, Alphonse Allais et qui écrivit la chanson qui fait pleurer tous les Artésiens (dont je suis!) "Ecoute ô mon cœur".
Je signale ici qu'André Roussard, spécialiste connu de Montmartre qu'il aimait et où il vivait, situe à tort dans son dictionnaire des lieux de Montmartre, la photo en 1912, alors que Couté qui y figure est mort en 1911 et que visiblement la rue des Rosiers n'est pas encore détruite et les travaux du Sacré-Coeur ne sont pas entamés.
Passées ses heures de gloire, le Rocher Suisse n'a plus grand chose à nous raconter. Il est acheté en 1892 par un hôtelier dévot qui aurait été choisi par les oblats du Sacré Cœur soucieux d'éloigner de leur périmètre sacré un établissement profane dont la porte était surmontée de trois grâces affriolantes et nues.
Les grâces furent congédiées et le bal supprimé.
Le Rocher vécut un ultime avatar en 1909 quand il passa entre les mains d'un dénommé Chipault.
En 1921, fin de l'histoire. Il sombra définitivement. Il fut vendu à la Société Asile de jour Israélite qui créa le Centre d'hébergement toujours en activité et la Crèche de la rue Lamarck.
Alors commença une autre histoire… qui s'écrirait pendant la guerre non plus dans les flonflons du bal ni les rires des banquets mais dans les rafles, les bombardements et la mort.