Tout a été dit ou presque sur ce géant... mais on a tendance à privilégier ses périodes les plus géniales, celles de Provence et d'Auvers, en n'insistant pas sur ses années montmartroises, celles qui ont été décisives et où il est devenu le peintre de la lumière tourmentée et de "l'explosante fixe"!
Van Gogh. Le jardins de Montmartre 1887.
Car c'est bien ici, à Montmartre qu'il est devenu Van Gogh! C'est ici qu'il a laissé sa mue de peintre du nord, adepte de Rembrandt et de sa sombre lumière, compagnon des peintres de son pays habitués des intérieurs et des besogneux...
Il ne reste que deux années à Montmartre, de 1886 à 1888. Et quelles années! Quelles amitiés! Quelles rencontres! Quelle métamorphose!
Van Gogh. Montmartre. Carrières et moulins 1887.
C'est en mars qu'il débarque (certains parlent de février, mais quelle importance?) sur l'invitation de son frère Théo qui travaille chez Goupil, le fameux marchand d'art plus attiré par les peintres à la mode que par les novateurs.
Théo Van Gogh.
Théo qui avait été embauché par Goupil pour être responsable de sa succursale de La Haye (Goupil et Cie est un des plus importants marchands d'art européen) est appelé sur sa demande à Paris où il rêvait de vivre pour rencontrer les peintres nouveaux qui écrivaient sans que les gens de goût s'en rendissent compte, l'histoire de la peinture moderne.
Goupil et Cie boulevard Montmartre.
En 1881 il devient gérant de la succursale du boulevard Montmartre qui s'intéresse à ces novateurs alors que la maison Goupil, pour satisfaire sa clientèle continue de vendre rue Chaptal les peintres pompiers qui sont alors à la mode. Un Edouard Detaille par exemple, peintre de scènes militaires, se vend 50 000 francs (125 000 euros) alors qu'un Monet, s'il trouve preneur, part à 680 francs (1650 euros)!
Edouard Detaille. Commandant Berbegier.
Théo admire son frère et tient, après la mort de leur père, à le faire venir à Paris où se joue la modernité. Quand Vincent arrive, il a déjà 33 ans et il s'est affirmé, enfermé, dans une tradition qui ne lui convient pas.
Théo habite alors 25 rue Victor Massé et c'est donc là que débarque Vincent, dans cette rue où au n°12 le cabaret du Chat Noir s'était installé en 1885. C'est un des plus beaux immeubles de la rue, de style Louis-Philippe Renaissance, construit par Davrange et Durupt. Le plus beau des immeubles parisien où Vincent séjournera. Pour peu de temps! Trois mois!
La deuxième adresse de Vincent, toujours chez Théo, sera un peu plus haut sur la Butte, au 54 de la rue Lepic. C'est là qu'il passera la plus grande partie de son temps parisien (de 1886 à 1888) jusqu'à son départ pour la Provence.
L'appartement était au troisième étage et la fenêtre de Vincent donnait vers le sud-ouest, sur les immeubles d'en face et le mur pignon qu'il a peints à plusieurs reprises.
Les premiers mois, Vincent fréquente l'atelier de Cormon, non loin de la rue Lepic, 10 rue Constance.
Cormon se décourage vite de corriger un étudiant qui n'a plus l'âge ni le caractère de recevoir ses conseils.
Le harem (Cormon)
Il est alors à la mode et parmi ses élèves, Van Gogh va faire la connaissance de plusieurs jeunes peintres, attentifs aux leçons du maître, comme Emile Bernard qui va devenir un véritable ami et un confident.
Emile Bernard (Autoportrait)
Il est le vrai "copain" de Vincent et lui rend fréquemment visite rue Lepic. Ils vont ensemble chez le père Tanguy et font tous deux son portrait :
Le père Tanguy est un personnage haut en couleurs (c'est le cas de le dire!). Ouvrier broyeur de couleurs puis marchand lui même, cet ardent communard est un admirateur des peintres novateurs qui se rencontrent dans sa boutique 14 rue Clauzel et voient dans l'arrière salle les toiles qu'il expose et qu'il essaie de vendre. Pissaro, Monet, Renoir, Gauguin, Lautrec et Vincent font partie de ses clients et amis!
Le portrait de lui le plus célèbre est celui que Vincent a peint sur fond d'estampes japonaises qui provoquaient son admiration et dont on sait quelle influence elles eurent sur son art.
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Vincent découvre peu à peu l'importance de la couleur et de la lumière. C'est pas à pas, jour après jour que la mutation s'accomplit. Parmi les artistes qu'il admire, il y a un peintre dont on parle peu et qui a eu sur lui une influence considérable, c'est Monticelli dont les toiles sont vendues rue de Provence, chez Debarbeyrette et dont Théo sur les conseils de son frère fait l'acquisition d'une d'entre elles.
(Monticelli)
Un peu plus tard, une fois dans cette Provence qui est le pays de Monticelli, Vincent écrira à son frère : "Je suis sûr que je continue son œuvre, ici, comme si j'étais son fils ou son frère (...) reprenant la même cause, continuant la même œuvre, vivant la même vie, mourant la même mort."
Il me semble pourtant que ce peintre a une touche lourde et peu lumineuse. Peut-être représente t-il pour Vincent une transition entre les deux époques de sa propre peinture, un sas vers la liberté du geste et l'audace.
Parmi les autres peintres que Vincent rencontre à Paris, Gauguin, son aîné aura une importance toute particulière. Il est le maître quand Emile Bernard est le compagnon! Gauguin, comme Van Gogh est fasciné par les Japonais que l'on découvre alors.
Sur ce cliché exceptionnel pris à l'initiative d'André Antoine (debout) dans son théâtre Libre de la rue Blanche, on peut voir à l'extrême droite Gauguin, à l'extrême gauche Emile Bernard et à côté d'Antoine, la pipe à la bouche Van Gogh.
La photo a été pris en décembre 1887. Un an plus tard, après une dispute, Vincent se tranchera l'oreille, à Arles. On distingue sur la table le fameux bonnet en lapin avec lequel il se représentera avec les pansements qui entourent son visage.
Pendant les quelques mois qu'il vit à Paris, Van Gogh, comme Gauguin et quelques autres peintres fréquentent les mêmes lieux parmi lesquels un restaurant du boulevard de Clichy, le Tambourin.
Le cabaret des Quat Z' Arts en 1893, à l'emplacement du Tambourin.
Aujourd'hui des dessous féminins remplacent le restaurant!
Imaginez que pour payer sa pension dans ce restaurant sans prétention, Vincent s'était engagé à fournir deux à trois toiles par semaine, des natures mortes, que la dame du lieu espérait vendre (en vain)!
Cette dame est un ancien modèle professionnel (peint par Manet ou Corot), la Segatori. Nous avons d'elle deux portraits réalisés par Van Gogh :
La Segatori (Van Gogh 1887)
Elle a été sa maîtresse dès leur rencontre au printemps 1887. Leur "passion durera quelques mois et elle reste la femme qui a le plus compté pour lui lors de son séjour parisien.
C'est dans son établissement qu'il expose ses toiles sans succès. C'est encore là que ses amis Emile Bernard et Louis Anquetin, ayant plus de chances, vendent leur première toile lors d'une exposition collective avec lui et Gauguin.
Louis Anquetin. Le Mirliton (chez Bruant) 1886-7
Le restaurant périclita et la Segatori dut se résoudre à brader pour quelques sous les dizaines d'œuvres de Vincent qu'elle possédait!
C'est chez elle qu'il avait exposé des dizaines de gravures japonaises achetées avec Théo rue Chauchat, chez Siegfried Bing, un fou de Japon!
Maison Bing, rue Chauchat.
L'influence des artistes japonais sur les Impressionnistes est connue mais il importe, pour comprendre la peinture de Van Gogh, de se rendre compte à quel point il fut marqué par cet art. Ce sont ses peintures provençales qui en seront les plus évidentes preuves, à tel point qu'il écrira à Théo que si les Impressionnistes allaient dans le midi c'était qu'ils y trouvaient "l'équivalent du Japon"!
Vincent commence par reproduire fidèlement les œuvres qu'il admire (notamment celles de Hiroshige)
Le pont sous la pluie (inspiré d'Hiroshige). 1887. Van Gogh.
A Montmartre, à l'instar des Impressionnistes, il va poser son chevalet en plein air. Le "village" lui plaît, avec ses terrains vagues, ses jardins qui résistent encore à la grande spéculation immobilière.
Un de ses thèmes de prédilection est le moulin de la Galette. On sait que le meunier-homme d'affaires Debray donna ce nom à deux moulins. Tout d'abord à l'ancien Radet, transporté à l'angle des rues Lepic et Girardon, puis à l'ancien Blute-Fin et sa terrasse sur tout Paris.
Vincent encore "hollandais" dans sa peinture commence par peindre l'ancien Radet. Trois toiles le représentent dans une tonalité sombre, assez sinistre.
Il suffit de quelques mois pour que le virus impressionniste ait fait son chemin et lorsque Vincent peint l'ancien Blute Fin, la couleur, la lumière, l'atmosphère ont changé! Du ciel, de l'air, des courants de soleil vont vibrer ses paysages.
Les restaurants et les cabarets montmartrois fréquentés par Vincent sont évidemment nombreux mais ils ne font pas, sauf exception, le sujet de ses peintures.
Nous avons vu le Tambourin où il a peint la Segatori. Il a également peint le jardin des Billards en Bois, rue Saint Rustique (aujourd'hui "La Bonne Franquette").
Le lieu était apprécié des peintres qui s'y retrouvaient fréquemment. Toulouse Lautrec y invite Vincent pour y siroter la Fée Verte, l'absinthe...
Croquis de Van Gogh pour "la Guinguette". (1886)
Vincent y peint une toile "la Guinguette" aujourd'hui exposée à Orsay.
C'est le plus souvent en se promenant autour de la rue Lepic qu'il trouve son inspiration, dans ce Montmartre où les potagers entourent les moulins, où les carrières ouvrent des brèches dans le paysage, où le maquis continue d'attirer les pauvres et les originaux. Ce Montmartre d'après la Commune dont les amoureux de notre quartier ne cessent de rechercher les vestiges.
Chemin en pente à Montmartre (1886)
Parmi les tableaux qu'il réalise alors, on trouve cette "Scène de Montmartre :
Le moulin à roues servait de support publicitaire, quant au moulin à Poivre, entre les drapeaux tricolores il avait été construit en 1830 près du moulin de la Galette. Il servait à moudre les grains et les pigments pour les couleurs. Il a été détruit en 1911 pour permettre le percement de l'avenue Junot.
Le tableau de Vincent est remarquable par son apparente naïveté qui annonce Utrillo, par ses couleurs franches et par ce ciel tourmenté.
Quelques fois, Vincent peint le boulevard de Clichy
Boulevard de Clichy
Ou la ville qui apparaît mouvante, immense depuis les hauteurs de Montmartre.
Bientôt il va prendre la direction du sud et c'est là que son génie va éclater, c'est là qu'il va dépasser tout ce qu'il a appris à Paris, s'émanciper de ceux qui l'ont impressionné pour devenir le peintre unique, celui qui déjà se représentait par touches rapides, par éclats de couleurs comme un soleil en expansion , en risque de dissolution...
Son histoire avec Montmartre n'est pas tout à fait terminée cependant. Le 17 mai 1890, il revient à Paris, chez Théo qui a changé d'adresse et habite 8 Cité Pigalle, au troisième étage.
Vincent Van Gogh est né le 31 janvier à cette adresse!
Oui, Théo a eu un fils avec sa femme Johanna et c'est le prénom de Vincent qu'il a choisi!
Ce choix ne plaît pas au peintre qui souffre d'avoir reçu en 1853 le prénom de son frère mort l'année de sa naissance en 1852. Mais dans cette famille les "Théo" et les "Vincent" se donnent de génération en génération!
Vincent ne reste que trois jours à Pigalle avant de partir pour Auvers.
Cité Pigalle
Sur l'invitation insistante de Théo, il revient à Pigalle le 5 juillet 1890. Il devait y rester une semaine mais il part le jour même après avoir rendu visite à Tanguy rue Clauzel, être allé chez un brocanteur où Théo avait remarqué un Bouddha intéressant, avoir passé un moment chez Lautrec et avoir déjeuné en famille Cité Pigalle.
Il ne reviendra pas à Montmartre.
Son coeur cessera de battre à Auvers, deux jours après le coup de pistolet qu'il se tirera le 27 juillet dans la poitrine, peignant de rouge sa chemise et faisant s'envoler les oiseaux.
Ce n'est pas à Montmartre mais à Auvers qu'il sera enterré.
Théo mourra quelques mois après lui dans une clinique psychiatrique d'Utrecht.
En 1914, Johanna le fera inhumer à côté de son frère.
C'est pourtant ici, à Montmartre, que s'est joué son destin de peintre, grâce à ce frère attentif et amoureux qui l'invita à se lancer dans une des plus grandes aventures artistiques du XIXème siècle.