Nous avions quitté la première partie de la rue avec Baudelaire et Jeanne Duval et nous la retrouvons avec un autre poète, Germain Nouveau qui habita au 49 en 1879...
Germain Nouveau (1851-1920) est un de ces météores de la poésie française dont l'œuvre reste à redécouvrir. Il rencontra Rimbaud à Paris et partit avec lui pour vivre à Londres en 1874. Il aurait selon certains critiques participé à l'écriture des Illuminations.
Ce qui est certain, c'est que cet "illuminé" fut admiré par les surréalistes. Aragon dit qu'il est un poète majeur, l'égal de Rimbaud.
Je me rappelle avoir été impressionné par un de ses poèmes dans lequel il parle de son enterrement. En voici juste trois strophes :
Je ne veux pas que l'on m'enferre
Ni qu'on m'emmarbre, non, je veux
Tout simplement que l'on m'enterre,
En faisant un trou... dans ma Mère,
C'est le plus ardent de mes vœux.
(...)
Et retournez-la sur le ventre,
Car, il ne faut oublier rien
Pour qu'en son regard le mien entre.
Nous serons deux tigres dans l'antre,
Mais deux tigres qui s'aiment bien.
.
Ah! Comme je vais bien m'étendre
Avec ma mère sur le nez,
Comme je vais pouvoir lui rendre
Les baisers qu'en mon âge tendre
Elle ne m'a jamais donnés.
Nous avons déjà parlé de la brasserie qui se situait à l'angle de la rue Fontaine lorsque nous avons parcouru cette rue. Elle donne également rue Jean-Baptiste Pigalle, au 51. Elle était en 1861 le lieu où se rencontraient des artistes, autour de Courbet.
Un marchand de vins l'a remplacée. Un faune disciple de Bacchus tire la langue et dresse les oreilles sur la façade, se réjouissant d'avoir de bonnes bouteilles à sa disposition!
Le 52. Un restaurant chinois, donne sur une placette où son aspect tristounet nous ferait oublier qu'il fut pendant des années un cabaret de renom : le Grand Duc.
C'est là qu'Ada Brickstop commença à danser et popularisa le charleston avant d'ouvrir sa propre boîte dans la même rue, "chez Brickstop".
Elle était également chanteuse et sa voix émouvait des écrivains comme Aragon ou Leiris.
Nous restons sur la planète Jazz avec le 53 où un modeste cabaret "Music box" fut dans les années 30 un des temples du jazz hot.
Au 54, encore une boîte de jazz qui nous rappelle que cette musique avait dans les années 30 Paris pour capitale et Pigalle pour épicentre.
Le cabaret s'appelait "l'Heure bleue" et Bill Coleman notamment y joua...
Le cabaret aurait dû s'appeler l'heure brune pendant l'occupation car il fut un lieu de prédilection des collabos de tout poil.
Après la guerre, dans les années 50, il passa au rose quand Monique Carton, alias Moune, le transforma en cabaret féminin, haut lieu du lesbianisme parisien "Chez Moune".
Il s'est banalisé aujourd'hui pour n'être qu'une quelconque boîte de nuit sans originalité.
La rue Jean-Baptiste Pigalle s'élargit sur quelques mètres en delta quand elle reçoit, en formant une placette, la rue La Rochefoucauld....
Le 55 peut nous émouvoir car c'est à cette adresse que vécut quelques années Juliette Drouet, la grande amoureuse, fidèle contre vents et marées à Victor Hugo à qui elle écrivit plus de 20 000 lettres.
Quand en 1871, après la mort de son fils Charles, Hugo loua au 66 rue La Rochefoucauld un appartement au 1er étage de l'hôtel Rousseau, elle s'installa en face, dans ce petit immeuble où il vint vivre avec elle un peu plus tard.
Le 58 est un des endroits les plus déprimants de la rue. Un immeuble sans grâce, indigent, a écrasé quelques uns des lieux mythiques du Pigalle des années folles.
Il y avait là un music hall, "la Boîte à Fursy" animée par le chansonnier Henri Fursy (Dreyfus) qui avait repris "le Tréteau de Tabarin" après avoir tenté de redonner vie au Chat Noir de la rue Victor Massé.
Ce fut un des cabarets les plus animés et les plus créatifs de Montmartre.
Sur les vieilles cartes postales, on peut voir le restaurant Lajunie qui faisait l'angle avec le rue Victor Massé et qui prit de l'importance quand ouvrit le Bal Tabarin.
Le restaurant fameux qui a été remplacé par la monstruosité d'immeuble que nous savons, était un lieu très fréquenté par les demi-mondaines qui y entraînaient leurs conquêtes du Bal Tabarin.
Toute cette histoire mouvementée et pittoresque de Montmartre n'est plus que souvenirs qui flottent dans l'air... et qui tentent de donner un peu de vie aux tristes constructions qui ont, pour des raison financières, saccagé notre Paris. Comme chante Léo Ferré "le capital qui joue aux dés notre royaume"....
Bon! On n'arrête pas le progrès! On ne s'arrête pas non plus devant ce bloc qui n'est pas le seul à avoir écrasé des lieux historiques (que dire du consternant blockhaus qui a remplacé le cirque Medrano sur le boulevard Rochechouart?)...
Le 60 a échappé à la destruction et, bien que mutilé, survit vaille que vaille. On y retrouve en 1854 Baudelaire que nous avons déjà rencontré plus bas et qui allait alors de logement modeste en logement modeste :
En rouvrant mes yeux pleins de flamme,
J'ai vu l'horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits (...)
Le 62 d'une laideur exemplaire a pris la place d'un petit immeuble qui abrita l'atelier du photographe Etienne Carjat (entre 1866 et 1869).
Ami de Baudelaire, cet artiste, photographe, journaliste, caricaturiste et poète est surtout connu aujourd'hui pour ses photos célèbres de Rimbaud.
Il avait fait du jeune poète toute une série d'épreuves qui ont malheureusement été détruites par lui-même après une altercation au cours d'un repas où il fut blessé par Rimbaud qui lui fit une estafilade avec une canne-épée.
Il était également ami de Verlaine et de quelques artistes du groupe des "Vilains bonshommes".
Ajoutons qu'il fut ardent partisan de la Commune et qu'il publia pendant ces jours héroïques et tragiques des poèmes politiques dans le journal "La Commune".
Un de ses recueils "Artistes et Citoyens" a été préfacé par Victor Hugo.
Bien plus tard, quelques années avant la 2ème guerre, un club de jazz s'installe au 62. Il s'agit d'une boîte de la rue de Douai qui déménage, avec son nom : "La Roulotte".
Django Reinhardt s'y produit et, en 1943 rachète le club et le baptise "Chez Django Reinhardt".
Côté impair, une brasserie avec une passante qui aurait pu être Romy Schneider!
L'actrice dont "La passante du Sans-Souci" fut le dernier film avait insisté pour qu'il soit réalisé après avoir été bouleversée par le roman de Kessel. Or Kessel avait situé l'action au Sans-Souci de la rue Pigalle et non dans le XVème arrondissement choisi par le réalisateur (Jacques Rouffio).
Le 67 est un immeuble banal, plutôt moche. Il occupe l'emplacement de la poste aux chevaux qui très active sous la Restauration ne sera détrônée que par la Compagnie des Omnibus. On peut apercevoir dans l'entrée de l'immeuble une tête sculptée et dans la cour un ancien abreuvoir épargné par les démolisseurs.
Plus on approche de la place Pigalle et plus sont nombreux les anciens cabarets qui rayonnaient dans le voisinage du célèbre jet d'eau.
Au 73, il y eut à la fin du XIXème siècle un établissement ouvert par le tonitruant et fantasque Maxime Lisbonne qui laissa son empreinte sur le Montmartre des chansonniers et des créateurs de cabarets iconoclastes. il s'agit du Casino des Concierges, appelé aussi Cabaret Bruyant.
Lisbonne est une des grandes figures de Montmartre. On a écrit sur lui quelques livres parmi lesquels le plus complet et le plus "amoureux" est "Le banquet des Affamés" de Didier Deaninckx. Mention également au d' "Artagnan de la Commune" de Marcel Cerf.
Il fut un des plus courageux combattants de la Commune qui le nomma Colonel. Louise Michel parle de lui souvent et rapporte ses paroles sous la mitraille :" Puisqu'il semble que tout cœur qui bat pour la liberté n'a droit qu'à un peu de plomb, j'en réclame ma part!"
Deux fois condamné à mort après la Commune, il vit sa peine commuée en travaux publics à perpétuité.
Après la grâce accordée aux Communards, il revint à Montmartre et habita dans une rue qui m'est chère : la rue André Del Sarte, alors rue Saint André.
Il se lança dans une vie à la fois joyeuse et généreuse. Il créa de nombreux cabarets parmi lesquels : la Taverne du Bagne, 2 boulevard de Clichy (où bien avant Coluche il organisa des repas pour les pauvres du XVIIIème) Les Frites Révolutionnaires, 54 du même boulevard...
Dans son Casino des Concierges, il organisa un grand bal pour les chiffonniers du quartier. Mais le fait "historique" fut la création de la première revue de cabaret "les emmurés de Montmartre" qui allait faire des petits dans de nombreux établissements montmartrois.
Citons pour mémoire que c'est au Divan Japonais, devenu Divan Lisbonne que fut offert aux spectateurs le premier effeuillage sur scène! Le premier nu de ce quartier qui allait en voir bien d'autres!
Au 75, nous trouvons encore un cabaret : "Le Hanneton". Il était dirigé par Madame Armande et accueillait les amours lesbiennes. Lautrec y était admis et en fit plusieurs tableaux (1897-1898) notamment le portrait de Madame Armande.
Nous arrivons maintenant sur la place Pigalle qui n'a pas droit au prénom Jean-Baptiste. C'est malgré son apparente banalité actuelle un haut lieu de l'histoire de Montmartre, politique et artistique....
Un lieu où laisser libre cours à notre imagination, où retrouver les personnages de quelques uns des plus beaux tableaux peints ici par Degas, Lautrec, Manet et quelques autres....
On respire sans réticence le poison qui flotte dans l'air... l'odeur de l'absinthe.... celle des barricades.... On entend les chansons canailles, les refrains anarchistes...
On s'attend à voir les arbres du boulevard se transformer en cerisiers!