La place Pigalle est le cœur du Montmartre des cabarets.... et la rue qui va de la rue Blanche jusqu'au petit jet d'eau célébré par la chanson de Georges Ulmer en fait partie...
Mais dans l'histoire mouvementée de Montmartre, place et rue sont avant tout l'épicentre de la création et de l'émulation artistique....
Nous avons consacré trois articles à la place, aussi est-ce à la rue que nous voulons aujourd'hui rendre justice...
Remontons donc le temps et la rue qui commence à quelques pas de l'église de la Trinité, rue Blanche.
Au n°1, dans un hôtel particulier aujourd'hui disparu, le sculpteur dont elle porte le nom : Jean-Baptiste Pigalle (1714-1785) a vécu... La rue s'appelait alors rue Royale...
Elle suivait le tracé du vieux chemin qui montait vers la Butte. Ce ne fut pas son dernier avatar puisqu'en 1795 elle devint rue de la République, en 1800 rue de l'An Huit, en 1803 rue Pigalle et enfin en 1993 rue Jean-Baptiste Pigalle!
Pour revenir à notre sculpteur, rappelons que c'est grâce à la protection de Mme de Pompadour qu'il connut le succès et reçut de nombreuses commandes d'aristocrates dont il immortalisa dans le marbre le visage.
Mais parmi ses œuvres, son "Mercure attachant sa talonnière" fut sans doute la plus appréciée.
Aujourd'hui, le sculpteur est en bonne place dans les encyclopédies et les dictionnaires pour avoir représenté Voltaire, à la fois fragile et volontaire, nu et spirituel...
Il mourut quatre ans avant la Révolution et fut inhumé dans le minuscule cimetière du Calvaire qui jouxte la vieille église de Montmartre. Vous pouvez lui rendre visite, une fois par an, le jour de la Toussaint, quand le cimetière est ouvert à tous.
Encore un peu d'imagination pour se représenter au n°2 un des moulins qui appartenaient aux religieuses de l'abbaye de Montmartre : le Moulin de la Tour des Dames.
Il s'élevait sur un terrain qui se situerait aujourd'hui entre la rue Jean-Baptiste Pigalle et la rue qui fait référence à ce moulin, la rue de la Tour des Dames.
Au 3 vécurent des peintres qui furent célèbres en leur temps : Thomas Couture et William Hunt.
Thomas Couture (1815-1879) a formé dans son atelier pendant plus de six ans Edouard Manet et s'il est connu grâce à cet élève de génie, c'est aussi une de ses œuvres qui lui assura en 1847 la notoriété. Il s'agit des fameux "Romains de la Décadence" qui nous paraissent aujourd'hui très peu romains et très peu décadents!
Il quitta Paris en 1860 pour vivre dans sa ville natale : Senlis.
L'immeuble du 3 rue Jean-Baptiste Pigalle où il vécut a été remplacé par celui que nous voyons aujourd'hui.
William Hunt (1824-1879) est un peintre américain qui séjourna quelques années à Paris et étudia chez Couture. C'est Millet cependant qui l'influença comme l'école de Barbizon dont on retrouve des correspondances dans ses toiles.
Au 7, c'est encore un peintre que nous rencontrons. Il s'agit d'Eugène Berthelon (1829-1916) spécialisé dans les paysages de campagne et dans les marines. Il appréciait ce bas Montmartre puisqu'après avoir vécu 7 ans rue Pigalle, il eut pour adresses successives le boulevard de Clichy, la rue Alfred Stevens et le boulevard de Rochechouart.
Les 8-10-12 sont une horreur architecturale absolue. Une de ces verrues modernes innommables qui ont enlaidi Paris sans complexe! Au nom de la rentabilité et de l'argent, il fallait créer des parkings pour "adapter Paris à la voiture", comme disait le fin lettré Pompidou. Des immeubles qui portaient une partie de l'histoire artistique de la capitale ont donc disparu sans vergogne.
Citons, pour mémoire, au 8, la boutique du marchand de couleurs Mullard où Renoir venait se fournir en voisin.
Ironie du sort, le parking qui permet aux spectateurs des théâtres voisins de trouver une place de stationnement a remplacé un théâtre! Le théâtre Pigalle.
Ce chef d'œuvre de l'Art Déco avait été Inauguré en 1929, il était par son architecture et sa machinerie un des plus audacieux d'Europe. Il fut, à ses débuts, dirigé par Antoine, puis par Jouvet. Faute de bonne gestion, il fut vendu en 1948 et remplacé par le garage-parking calamiteux que l'on sait.
Pour mémoire, c'est dans un hôtel particulier qu'il s'était fait construire en 1857, à l'emplacement du théâtre devenu parking que vécut et mourut l'écrivain de théâtre le plus célèbre et le plus joué en son temps, en France comme en Europe : Eugène Scribe (1791-1861).
On peut dire qu'il est l'écrivain le plus célébré pendant la Restauration. Il a écrit des centaines de pièces, vaudevilles, livrets.... Il avait l'art à partir d'un incident souvent anodin de dérouler une série d'enchaînement implacables. Il reste un maître de la mécanique théâtrale et il est surprenant qu'aucun metteur en scène actuel ne s'intéresse à lui!
C'est grâce aux livrets qu'il écrivit pour Rossini, Meyerbeer, Auber, Donizetti, Verdi qu'il n'est pas tombé complétement dans l'oubli comme son hôtel du 12 rue Pigalle...
Le 17 nous ramène une nouvelle fois à Jean-Baptiste Pigalle qui y avait son atelier. Il n'avait donc qu'une trentaine de mètres à franchir pour aller de chez lui à son lieu de travail...
Le nom de Lemoine apparaît sur la façade de l'immeuble qui ne garde aucun souvenir du passage de Pigalle. Les Editions Lemoine sont une des plus vieilles entreprises françaises. Elles ont été créées en 1772 et se spécialisaient dans les œuvres musicales. L'immeuble actuel date de 1867. Achille Lemoine a en effet racheté l'ancien hôtel à la place duquel il a fait édifier les bâtiments actuels sur les plans de l'architecte de l'Hôtel-Dieu : Arthur Stanislas Diet.
Il est permis de préférer cet immeuble élégant et composite à la caserne de l'Hôtel-Dieu!
Le 18, inscrit comme le 17 au patrimoine architectural de l'arrondissement est un hôtel construit pour le duc d'Aumale dans la deuxième moitié du XIXème siècle. Il a été fortement remanié extérieurement. Son intérêt réside dans les pièces d'apparat qui ont gardé plafonds à caissons, panneaux et lambris mais qui ne se visitent pas!
Une plaque commémorative nous apprend qu'au 20 (qui était alors le 16 de la rue Pigalle)dans des pavillons remplacés par des immeubles modernes dans le jardin sacrifié à l'arrière, George Sand et Chopin ont vécu pendant près de quatre ans...
C'est au retour du fameux voyage à Majorque que le couple occupa les deux pavillons d'été au fond du jardin. Sand partageait le sien avec sa fille Solange et l'autre était occupé par Chopin qui y donnait des leçons de piano et par Maurice, le fils de Sand.
Tout ce que Paris comptait comme artistes romantiques fut reçu par Georges Sand rue Pigalle.
Balzac décrit ainsi son logis : Elle demeure rue Pigalle, au fond d'un jardin, au-dessus des remises et des écuries d'une maison qui est sur rue. Son petit salon est couleur café au lait et le salon où elle reçoit plein de vases chinois superbes...
Au 21 s'élevait un immeuble où vécut Edgar Degas de 1882 à 1890. Degas était un familier de ce quartier dans lequel il eut plusieurs adresses et plusieurs ateliers. Une fois encore le lieu a été effacé, remplacé par d'autres immeubles.
Rien de spécial à signaler pour les 25 et 27 sinon qu'ils forment un des plus beaux ensembles de la rue.
L'architecte peut être fier de sa création! Il s'agit d'Albert Tournaire (1862-1958) qui fut architecte en chef de la Ville de Paris et à qui on doit bon nombre d'immeubles remarquables comme l'Hôpital Pasteur de Nice, la villa Arnaga d'Edmond Rostand à Cambo..ou la villa Ephrussi à Saint-Jean-Cap-Ferrat...
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Le 28! Il faudrait des encyclopédies pour en parler! Ce petit immeuble sans prétention a vu peindre dans un atelier quelques chefs d'œuvres. Imaginez! Pierre Bonnard y travailla tout en partageant l'espace avec Vuillard. Le même atelier quand il fut laissé libre par ces peintres reçut Lugné-Poé et Maurice Denis!
Une plaque rappelle que c'est dans cette maison que Bonnard, Vuillard et quelques jeunes peintres ont créé le groupe des Nabis, ou "prophètes" après une polémique née de discussions enflammées autour de la toile de Sérusier "Le Talisman".
Le 34 abrita, dans un immeuble disparu une loge maçonnique en 1787 : La Loge des Amis Réunis.
Dans l'immeuble qui fut construit à son emplacement, vécut un compositeur dont, je l'avoue humblement, j'ignorais le nom, ne connaissant qu'un seul Godard, demi dieu du cinéma!
Il s'agit de Benjamin Godard.
Il a composé deux opéras, des sonates, des symphonies et il est paraît-il connu pour son "Jocelyn" composé d'après Lamartine. J'ai écouté la "célèbre berceuse" extraite de cette œuvre; elle est effectivement très touchante.
Le 45 ne paie pas de mine... Pourtant il n'est plus l'hôtel de passes qu'il fut après guerre. C'est là que mourut dans la misère une des chanteuses les plus populaires de son époque : Fréhel.
Sa voix puissante et gouailleuse, tantôt émouvante, tantôt drôle, trouve aujourd'hui encore un public qui a pu la découvrir dans Pépé le Moko ou dans La Maman et la Putain de Jean Eustache.
Cette grande amoureuse fut malheureuse en amour. Son premier mari l'abandonna pour sa rivale Damia... Elle eut une courte relation avec Maurice Chevalier mais ne trouva jamais l'homme de sa vie, remplacé par l'alcool et la drogue...
Elle a chanté Montmartre comme peu d'artistes ont su le faire.
Des maisons d'six étages
Ascenseur et chauffage
Ont r'couvert les anciens talus
Le P'tit Louis réaliste
Est dev'nu garagiste
Et Bruant a maint'nant sa rue
... et toutes ces chansons qu'on fredonne encore sans se lasser : La Java Bleue... Où est-il donc... Où sont tous mes amants... Tel qu'il est il me plaît....
Les adresses de Baudelaire à Paris sont nombreuses et variées mais on sait qu'il vécut quelques mois avec Jeanne Duval au 46.
Je suis ému de penser que l'un des plus grands poètes français a peut-être écrit quelques uns de ses poèmes des Fleurs du Mal (qui allaient être condamnées par le juge Pinard) dans cette maison, en 1855.
Nous continuerons notre visite de la rue la prochaine fois mais là où nous sommes, avec tout ce passé qui déjà a resurgi, avec tous ces endroits exceptionnels qui ont été détruits, comment ne pas laisser le dernier mot à Baudelaire ?
"La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains."