Ce n'est pas un hasard si le musée de Montmartre consacre à Bernard Buffet une exposition qui durera jusqu'en mars 2017.
Bernard Buffet a des attaches avec notre quartier où il est né. C'est à quelques mètres du musée, rue Cortot, qu'il acheta une maison où il vécut ses dernières années.
la première salle, au rez de chaussée présente des photos de Buffet et Annabel prises par Luc Fournol, photographe de nombreux peintres et artistes.
Il fut proche de Bernard Buffet et c'est grâce à lui que le peintre rencontra Annabel à Saint-Tropez.
Annabel écrit dans son livre "Secrets d'atelier" : Luc est le seul photographe qui ait eu le droit de voir Bernard peindre pour de vrai, d'assister à ce combat qu'est la création, d'être le voyeur de cet acte d'amour."
Bernard Buffet est né en juillet 1928 Cité Malesherbes, rue des Martyrs, à quelques pas du cirque Médrano (ex Fernando) stupidement détruit à l'ère pompidolienne où il fallait moderniser Paris, détruire les Halles de Baltard et remplacer les quais de Seine par des autoroutes!
il resta toute sa vie attiré par ce monde à la fois joyeux et tragique. Le cirque du boulevard Rochechouart avait déjà inspiré de nombreux peintres et non des moindres! Renoir, Degas, Seurat, Toulouse Lautrec, Van Dongen, Picasso!
En 1987, dans la série "Mon cirque" il crée 44 lithographies accompagnées de textes calligraphiés qui montrent sa sympathie pour le cirque, pour les clowns qui se peignent le visage, pour les animaux...
Sensible à la tragédie et à la merveille de vivre, il se sentait proche de ces "marginaux" comme il se sentait frère de ces êtres vivants qu'on appelle "bêtes" et qu'on exploite sans vergogne.
L'expo continue avec un bel autoportrait. On peut regretter d'ailleurs qu'il soit le seul alors que Buffet en a peint 21 qu'il dévoila en 1982.
Il s'y montre à nu, au propre comme au figuré dans cette figure à la fois hiératique et tourmentée qui évoque Greco.
Il tient le pinceau comme un scalpel qui ouvrirait son cœur.
Il n'est pas étonnant que le Don Quichotte peint en 1979 ait un air de parenté avec lui...
La salle suivante est le cœur de l'exposition. Elle est consacrée à Annabel, la femme d'une vie, de toutes les vies.
Leur histoire a été maintes fois contée, parfois avec sarcasme ou dérision. Il y a des gens qui ne comprennent rien aux amours hors format.
Bernard était le compagnon de Pierre Bergé quand il la rencontra. (Je salue au passage Pierre Bergé, originaire de mon île d'Oléron). Elle était amie de Françoise Sagan. Leur rencontre fut organisée par Luc Fournol, le photographe que nous avons rencontré au début de l'exposition.
Elle était belle, étrange, androgyne, avec des yeux d'abysse. Les coups de foudre sont déraisonnables mais celui qui les frappa ce jour de 1958 les arrima l'un à l'autre comme deux îles à la dérive qui ne font plus qu'une île...
Certains milieux gay, pas drôles du tout en voulurent à leur peintre quand il se maria, six mois après avoir rencontré Annabel, à Ramatuelle...
C'était un caprice dirent-ils, un coup médiatique...
Bernard et Annabel restèrent unis pendant 40 ans!
Quand Bernard Buffet, atteint par la maladie qui l'empêchait de peindre se suicida, un sac de plastique sur la tête, il ne voulut pas l'entraîner avec lui dans son "passage à mort".
Elle survécut quelque temps mais elle avait perdu celui qu'elle appelait "sa raison d'être".
Les plus beaux portraits, les plus amoureux, les plus émouvants sont ceux qu'il peignit pour elle. On y sent la vie, la liberté, la profondeur.
Ils ne font pas l'économie de la menace, de la présence de la mort dans chaque seconde qui nous vieillit.
Etonnant portrait, hommage à la Solana de Goya, où l'on voit Annabel comme une reine avec des mains trop grandes, des mains qui semblent n'être pas les siennes mais celles du temps qui décharne.
On quitte avec regret la salle réservée à Annabel...
Il y a trois toiles exécutées après le retour du peintre à Montmartre où il avait acquis la maison de la rue Cortot.
L'une d'elle représente la Maison Rose tant de fois peinte par Utrillo et les peintres de la Butte...
Une autre représente Narcisse sur la place Pigalle. Une enseigne aujourd'hui disparue...
La dernière le Moulin de la Galette pavoisé...
Plus intéressantes sont, dans la suite de la visite, les gravures qui illustrent la Passion du Christ (mal exposées dans un couloir étroit et sans recul)
La force et la précision du trait, l'intensité des regards, la composition font de ces gravures à la pointe sèche, réalisées dans l'atelier Lacourière à Montmartre, une illustration de la souffrance et de la solitude que rencontre tôt ou tard tout vivant.
La Résurrection est représentée comme elle ne l'a jamais été auparavant. Le linceul jaillit à la verticale avec le Christ cloué sur le linge, non pas triomphant mais encore raidi par la mort...
Méditation sur la difficulté de croire à ce prodige et en même temps désir ardent d'y adhérer malgré tout...
En 1965, il représente, dans cette Provence qu'il aime, Sarah la patronne des Gitans qui la vénèrent aux Saintes Maries de la mer.
C'est une icône rayonnante et sombre dans une chape qui enserre le visage aux yeux ouverts.
Elle porte la croix et elle est entourée de la ménorah aux flammes vives et de la hanoukkia.
Le peintre associe à sa foi Annabel qui est juive...
Dans ses dernières années, Buffet a peint plusieurs toiles de navires et de mer. Il s'est rappelé les années heureuses lorsqu'il était enfant et passait les vacances en famille à Saint-Cast.
Un jour de l'été 1945, il découvrit sa mère inanimée dans le jardin breton. Quelques semaines plus tard, elle mourut.
Cette blessure ouverte, Buffet la porta en lui toute sa vie.
En 1999, l'année où il choisit de mourir, il peint cette toile ultime : "la dernière vague". Celle qui a emporté sa mère, celle à laquelle il va s'abandonner.
Une toile violente, à la limite de l'abstraction, épaisse comme un sang noir. Déjà il s'éloigne, comme cette voile en proie à la tempête. Dernier espoir d'atteindre une autre terre? Dernière attente du naufrage annoncé?
Peut être mais aussi déclaration d'amour à une mère jamais oubliée. Déclaration d'amour aussi à sa femme qu'il n'a pas voulu entraîner avec lui, à qui il n'a rien dit, sachant qu'elle aurait voulu l'accompagner.
Annabel est morte cinq ans après lui.
L'esprit des amoureux se rejoint sans doute dans le mystère.
Mais ce qui est sûr, c'est que ce peintre qui fut tant décrié, tant moqué et parfois méprisé à tel point qu'il n'y a quasiment rien de lui dans les musées de son pays...
Ce peintre ressuscite aujourd'hui avec les expositions qui lui sont consacrées, avec les nouvelles générations au regard neuf qui le découvrent et qui l'aiment...
Et Annabel son amour, sa femme, l'accompagne...