Ne plus parler de toi, comme je me l'étais promis, je n'en suis pas capable.
J'ai besoin de parler de toi.
Je tairai la déchéance physique, cette dépossession qui est nudité et secret
La semaine dernière quand je t'ai revu après les vacances, Mauricette m'a accueilli avec des reproches:
"Il ne faudrait pas vieillir pour ne pas être ainsi abandonné de ses enfants... Aucune nouvelle de vous ni des autres, pas de coup de téléphone, on n'a plus qu'à mourir dans notre coin...
- Mauricette, vous me cassez les couilles."
Oui, je l'ai dit, pour m'en repentir aussitôt.
J'ai retenu sur ma langue la réalité de sa propre famille : un fils unique qui ne vient la voir, dans le meilleur des cas qu'une fois par mois.
Non, je n'avais pas envie de parler, de lui parler.
C'est mon père que je regardais, lui qui ne me reconnaissait pas et qui souriait humblement, comme pour s'excuser. Comme pour excuser ma grossièreté.
Aujourd'hui, quand je suis entré dans le studio, il s'est tourné vers moi un instant, puis il s'est enfoncé dans son fauteuil, sans un mot. Aucun éclat dans ses yeux.
Je l'ai embrassé. il s'est laissé faire. "Dad, veux-tu que je te rase, tu es un vrai hérisson!
-Encore!
-Bon d'accord, si tu veux, je ne te rase pas. Tu en as sans doute assez de tous ces gens qui veulent te couper les poils!
Mauricette intervient : " Mais si! Il faut le raser. Il y a la messe ce soir à la Résidence et puis moi je n'aime pas l'embrasser quand il est comme ça. C'est humide et piquant. "
Je le rase donc, aussi doucement que je le peux. C'est difficile et j'ai du mal à ne pas trembler.Ensuite j'ouvre la bouteille de champagne. C'est le rituel. je tiens à boire avec lui: "leheim"! comme disent les Juifs, "A la vie!
"Je viens d'avoir 90 ans, me dit Mauricette.
-Alors nous buvons aussi à votre vie!
-Oui! Quelle vie!
-Allons! à vos quatre vingt dix printemps!
- A mes quatre vingt dix hivers!
Pendant le repas, aucun dialogue avec mon père. Il reste sur sa planète.
A un moment la main de Mauricette et la main de mon père se rejoignent
Je me sens intrus.
Intrus aussi dans ma démarche de chercher pour mon père une autre résidence où il serait mieux soigné.
Et si ce lien, ce dernier lien, ce dernier amour, était ce qui lui permettait de respirer encore...
A la fin du repas, il me regarde longuement.
Lui qui n'a pas prononcé un mot depuis une heure, il me dit : "Ah! Christian!"
Il se rappelle mon nom, il m'appelle...
Mauricette intervient une dernière fois : "Vous savez, il se perd de plus en plus!"
Et moi, je m'entends répondre : "Plus il se perd et plus Dieu le trouve."
....
Lien : Visite. Mon père. 90 ans... Alzheimer.