C'est décidé, je ne parlerai plus de lui sur ce blog. C'est la dernière fois que je le fais.
Il va avoir 90 ans et il est plus vulnérable, plus démuni qu'un enfant qui sait à peine marcher.
Je suis allé le voir avec sa femme, ma mère, et avec Nicole.
Il n'a pas reconnu sa femme qui lui a demandé qui elle était. Il a répondu qu'elle était belle. Elle lui a dit qu'il avait l'habitude de l'appeler Nichou. Il a dit que c'était un nom bizarre.
Il ne m'a pas reconnu. Il ne sait le nom d'aucun de ses enfants, d'aucun de ses petits enfants. Il a oublié qu'un de ses fils et une de ses filles étaient
morts.
Il a oublié toutes les catastrophes de sa vie.
Il ne réagit encore que lorsqu'on évoque son père et sa mère. Ils sont les derniers guetteurs aux créneaux de sa mémoire.
Je l'ai aidé à se déshabiller. Son pantalon était à l'envers. Il portait sur une chemisette, deux sous-vêtements et une veste alors qu'il faisait plus de 30°.
Je l'ai rasé. Il est resté dans son fauteuil. Il s'est laissé faire en fermant les yeux. Il s'est endormi.
Non ce n'est pas une toilette funéraire que je faisais.
J'avais l'impression de le caresser, de le bercer.
Il était aussi démuni qu'un bébé.
Aussi fragile.
Son amie M. était restée dans son studio. J'ai été un peu brutal. Je lui ai dit que nous voulions être un instant seuls avec lui. Elle a très mal réagi. Elle lui a dit: Si tu
pars, je ne te verrai plus.
Je l'ai aidé à se lever. il semblait effrayé. Il ne savait que faire. Il ne comprenait rien.
Ma mère voulait le voir quelques instants sans sa nouvelle amie. Elle avait besoin de cette rencontre. Elle s'est assise à côté de lui. Elle lui a pris la main. Elle lui a donné une
carte de Saint-Louis qu'elle avait achetée à Aigues-Mortes pour sa fête et son anniversaire qui tombent presque le même jour. Elle a écrit quelques mots simples qu'elle lui a lus. Il a fait un
seul commentaire : Saint-Louis était un homme bien!
Nous avons bu le champagne. Il a dit que c'était froid. Nous sommes allés manger. M. nous a rejoints. Elle a fait peser un silence ostentatoire sur notre petite assemblée.
Elle n'a pas ouvert la bouche. Ma mère en était satisfaite.
Un seul moment mon père s'est animé quand j'ai parlé de Paul, son père. Un éclat fugitif, quelques mots bredouillés puis rien...
Nous sommes remontés dans son studio. Il s'est endormi dans son fauteuil pendant que je faisais le ménage. Nous n'avons pas voulu le réveiller. J'ai baissé le store métallique
car les baies vitrées laissaient passer un soleil brûlant. Il s'est retrouvé dans la pénombre. La tête renversée, il ronflait.
Nous sommes sortis. Nous avons embrassé M. dans son studio.
C'est tout.
Je ne parlerai plus de toi mon père. Ce que tu vis maintenant appartient au silence et au sacré.
Tu vis derrière l'iconostase.
Les rideaux sont tirés.
Ce que tu ressens, ce qui bouge dans ta mémoire nocturne, toutes ces ombres... tout cela t'appartient.
Dépossédé de toi, qui es-tu aujourd'hui?
Que reste-t-il quand il ne reste rien?
Est-ce le frémissement d'une présence que certains appellent Dieu?
Est-ce le froissement d'un ciel qui se déchire?
Est-ce le ricanement de la mort qui joue avec sa proie?
Est-ce la simple marche de la maladie, pas à pas, vers la dernière respiration, vers le cadavre et le néant?
Je te ramasse, je te rassemble
Je te lave et te parfume
Je te mets debout
Je te dis que je t'aime
Tu me souris et tu t'éloignes, bien droit, superbe
Tu t'éloignes
Tu marches sur la mer
Tu disparais dans le scintillement du soleil.
Adieu mon père
Adieu
A bientôt
...Lien : Alzheimer. Un poème. (2)