Une carte postale de Bône trouvée dans une brocante.... Je l'achète et la donne à Nicole. Le passé alors, à peine endormi se réveille. L'été 62, les valises, les adieux et l'arrachement à cette ville, ce pays où depuis des siècles et peut-être même avant la conquête arabe, des juifs s'étaient installés après bien d'autres départs et bien d'autres espoirs. Cette carte montre une ville qui n'existe plus. La cathédrale a été détruite, la statue dénudée à la grappe de raisins s'est volatilisée... Les statues meurent aussi...
Les lotissements ont cerné le stade et la ville qui fut Hippone et Bône s'est donné un nom sonore et ensoleillé : Annaba, cité des jujubes.
Nicole aimait l'Algérie. Son père aimait les gens de ce pays et cette langue arabe qu'il connaissait bien. Ils n'avaient rien à voir avec les colons et ceux qui par leur attitude avaient permis au fossé de se creuser... On savait bien, étant juifs qu'il était illusoire de se croire habitant d'une terre ou d'un pays. Les lois de Vichy avaient rappelé à ceux qui l'avaient oublié que du jour au lendemain on pouvait vous enlever votre nationalité, votre métier et vous transformer en porteur d'étoile. Mais enfin, ils étaient là les Allouche, ils respiraient l'air clair et parfumé de cette terre.
Eté 62, le départ. L'arrachement. L'adieu à l'enfance, au soleil.
Au dos de la carte, un appelé écrit ces quelques mots : Chers grand-père et tante. C'est de dessous la guitoune que je viens vous donner de mes nouvelles. Cet après midi comme tous les jours nous sommes allés à la plage. Avec la chaleur qu'il fait, l'eau était bonne et nous avons passé une partie de la soirée à barboter. Ici c'est vraiment la vie rêvée, pas beaucoup de boulot et la demi journée à se promener. Avec ça les quelques mois qui me restent à faire passeront assez vite. Je ne vais pas vous en raconter davantage car il commence à faire noir et je n'y vois presque plus . Je termine en vous embrassant très fort et à bientôt.
Bernard.
Cette carte est écrite le 26 juin 1962. La vie rêvée des uns et l'exode des autres vers une France glacée et inhospitalière.
Le temps des cerises est toujours nostalgique et cependant c'est à lui que je pense aujourd'hui en évoquant la ville des jujubes. C'est une petite robe légère brodée de fruits rouges et de lettres dansantes que mettait une petite fille en rentrant de la plage. Elle n'en a jamais oublié le contact soyeux sur sa peau, comme elle n'a jamais oublié la lumière, les parfums, les chants et les regards de son Algérie.