La plus ancienne rue de Montmartre est aussi la plus haut perchée. Elle est, modeste et villageoise, au sommet de la Butte avec ses 110 mètres de long et ses 2,6 mètres de large.
Par chance elle ne fut pas détruite comme tant de rues du vieux village, écrasées par de lourds immeubles. Il s'en fallut de peu pour qu'elle ne soit rasée. Les plans du baron Haussmann prévoyaient déjà d'élargir la rue Lepic qui aurait rejoint par la rue Norvins la place du Tertre en détruisant les maisons anciennes. La rue Saint Rustique faisait partie des plans et transformée en artère de 12 mètres de large aurait relié les rues du Mont-Cenis et des Saules. Comment réussit-elle, vers 1920 à se faire oublier quand les promoteurs s'abattirent sur la rue du Mont Cenis et réduisirent en miettes les maisons de Mimi Pinson et de Berlioz?
Au Moyen-Âge, simple chemin de terre entre jardins et vergers, elle ne se couvre de maisons qu'au XVIème siècle. Elle s'appelait alors chemin Notre-Dame, puis rue Notre-Dame avant d'être baptisée Saint-Rustique en 1867.
Saint Rustique doit plaire aux adversaires du genre car des sites qui se prétendent sérieux, comme de nombreuses cartes postales font de lui une sainte. Rue Sainte Rustique!
Un exemple parmi d'autres de "Sainte-Rustique".
Saint Rustique est pourtant un homme et sa légende est connue.
Basilique de St-Denis. Au centre St Denis, à gauche et à droite St Rustique et St Eleuthère.
Il était avec Eleuthère un compagnon de Saint-Denis avec qui il subit le martyre, c'est à dire qu'il fut décapité sur la Butte. La chapelle du martyrium rue Yvonne le Tac perpétue le souvenir de ce supplice.
Panneau sculpté (XVIème) représentant le martyre dans un Montmartre imaginaire. Le panneau jadis prêté au musée de
Si Eleuthère et Rustique ont leur rue à Montmartre, St Denis n'en a plus depuis que celle qui portait son nom a été rebaptisée rue du Mont Cenis en 1863.
La rue commence 5 rue du Mont Cenis avec un café-restaurant très fréquenté par les touristes mais assez décrié en réalité pour la qualité de sa cuisine et l'amabilité de l'accueil, le Ceni's (on se met à la mode comme on peut!)
Les maisons dont bon nombre datent du XVIème siècle n'ont rien de remarquable sinon qu'elles participent au charme authentique de la rue. Les rez de chaussée sont souvent humides et peu agréables. Au 2 ont vécu jusque dans les années 2000 deux vrais Montmartrois, gouailleurs, misérables, généreux : Christiane et Pépère. Leur rez de chaussée sans électricité et sans lumière sert aujourd'hui d'annexe (je crois) au Ceni's. Je suis peut-être un des derniers qui pense à eux chaque fois que je passe dans cette rue dont ils gardaient quelque chose de l'âme et la mémoire.
Parfois les numéros impairs de la rue sont l'arrière d'établissements donnant sur la place du Tertre ou sur la rue Norvins. C'est le cas de la façade rouge de La Mère Catherine un des plus célèbres cabarets de Montmartre qui vit sur sa légende avec assez de profit pour avoir dévoré pour s'agrandir la vieille brocante-librairie du Singe qui lit, aujourd'hui disparue.
Un autre cabaret ouvert en 1928 a lui aussi son arrière sur la rue Saint-Rustique :"chez ma cousine".
Au 7 habitait Georges Roudière, plombier de 28 ans qui après avoir abondamment arrosé le réveillon, alla, sans doute pour éviter une diète trop brutale, dans un café de la rue Lepic. Il se prit de querelle avec un consommateur et "s'affaissa soudain en gémissant. Son adversaire l'avait frappé d'un coup de couteau à l'aine. Il a été transporté à l'hôpital Bichat. L'agresseur a pris la fuite." (journal Le Temps, 26/12/1925)
Toujours dans le domaine des faits divers voici le 8 qui se dissimule derrière ses hauts murs. C'est là qu'habitait en 1869 le maréchal ferrant Louis H. Il rendit visite à un voisin qui lui montra fièrement sa collection de rasoirs. Le maréchal en saisit un et se tourna contre la muraille. Il s'enfonça le rasoir dans la gorge avec une telle force que la lame ne fut arrêtée que par les vertèbres cervicales (...) Le blessé qui perdait tout son sang , ne tarda pas à succomber. La cause de ce suicide accompli de façon si étrange, est restée ignorée. (Le Temps 01/07/1869)
Pas grand chose à dire des vieilles maisons qui se succèdent jusqu'à la fin de la rue. En revanche ces derniers numéros font partie du Montmartre mythique. Avant de les rejoindre, mentionnons le 18 où vécut Charles Aznavour dans les années 50.
Il habitait un petit deux pièces sur cour et si la vie était dure pour lui, elle lui a laissé les souvenirs éblouis d'une jeunesse artiste et fauchée dans un Montmartre accueillant où la vie de Bohême était difficile mais joyeuse....
"Montmartre en ce temps-là
Accrochait ses lilas
Jusque sous nos fenêtres...."
La rue se termine entre La Bonne Franquette et le Consulat auxquels nous avons consacré des articles sur ce blog.
La guinguette (Van Gogh) Les jardins existent toujours. Le restaurant s'appelait alors "les Billards en bois".
Les deux établissements furent fréquentés et peints par quelques uns des plus grands peintres qui vécurent à Montmartre.
Nous quittons cette rue qui garde malgré la fréquentation touristique un charme et une simplicité venus du vieux village de Montmartre.
Utrillo et quelques autres l'ont aimée et l'ont peinte....
Il existe de nombreuses représentations de la rue par Utrillo. Elles n'ont pas toutes la même valeur et parfois trahissent une répétition, une facilité dues à l'urgence de gagner un peu d'argent. Mais quand elles échappent à cette nécessité, elles prennent une dimension onirique, la rue s'élargit, change de couleurs...
Quelques passants sont happés par elle et disparaissent. L'angle de vue est presque toujours le même, à partir de la rue des Saules vers la basilique dont le dôme se tasse ou s'affine selon l'humeur du jour...
De nombreux peintres ont essayé après Utrillo de représenter cette rue si pittoresque, avec plus ou moins de bonheur....
César Bron (1930)
Jean-Pierre Sahuc
André Renoux, le seul à ma connaissance qui ait choisi une autre orientation, depuis la rue du Mont-Cenis.
De grands photographe l'ont eue dans leur collimateur. Parmi eux Atget qui l'a saisie vers l'ouest, déserte comme d'habitude sur ses clichés...
Je vous conseille de parcourir cette rue le matin quand elle est encore elle-même, simple et calme, surgie du passé presque intacte. Vous y serez un passant d'Utrillo....
Ou bien vous retrouverez quelques poulbots comme cet écolier qui n'est autre qu'un ami, un vrai Montmartrois.... Pierre C. qui l'empruntait chaque jour pour aller à l'école.