Entre les rues de Maubeuge et des Martyrs, la rue Condorcet court sur près de 600 mètres en offrant une belle unité architecturale.
Elle n'est pas née telle qu'elle est aujourd'hui et l'accouchement s'est fait en deux étapes.
En 1860, elle est ouverte entre la rue des Martyrs et la rue Rodier. Elle est alors le prolongement de la rue Laval (celle du Chat Noir, aujourd'hui rue Victor Massé) et elle reçoit le nom, après un gros effort d'imagination de la part de ses concepteurs de rue "Laval prolongée"!
Rue Condorcetsur la rue de Maubeuge. En arrière plan les clochers de St-Vincent de Paul et les superbes immeubles de la rue d'Abbeville.
Un an plus tard, une portion est construite, après avoir absorbé la cité Turgot, qui va jusqu'à la rue de Maubeuge. Les deux parties sont réunies en 1865 et patientent encore trois ans avant de recevoir leur nom toujours actuel de Condorcet.
Nul ne trouvera à redire sur cet hommage rendu à un homme qui fut l'un des plus éminents esprits des Lumières.
Chacun connaît son œuvre, ses idées, et comment il imagina une réforme du système éducatif ainsi que du droit pénal, dans un sens humaniste et social. Je retiens pour ma part sa révolte contre le viol du principe d'égalité qui excluait les femmes de leurs droits de citoyennes.
Il défendit des idées que reprendront les féministes, les différences entre hommes et femmes seraient moins naturelles que construites socialement et renforcées par des lois injustes.
Cet homme qui ne transigeait pas avec la morale, étant opposé à la peine de mort, vota contre la mort de Louis XVI. Quand en 1793 le vent tourna et que Robespierre fit un temps la loi, un mandat d'arrêt fut lancé contre lui. Il se cacha pendant 9 mois avant d'être arrêté, jeté en prison. On l'y retrouva mort. Le mystère reste entier sur les raisons de sa mort. S'est-il empoisonné? A t-il été exécuté? A t-il été victime d'un AVC comme il en avait déjà subi un deux ans plus tôt?
Toujours est-il que l'on ne peut que se réjouir qu'une rue de notre quartier porte le nom d'un tel homme, d'un citoyen comme on aimerait en trouver un plus grand nombre à notre époque!
Il a été transféré en 1989, pour le bicentenaire de la révolution, au Panthéon. Transfert tout symbolique puisqu'on n'a rien retrouvé de son corps inhumé dans la fosse commune du cimetière de Bourg La Reine.
La rue commence avec de beaux immeubles qui depuis 2008 sont le siège social de GRDF. En 1824 il y avait à cet emplacement une usine à gaz hydrogène. Après plusieurs avatars y fut construit le siège social de la Compagnie Française du gaz par l'architcte Léon Armand Darru qui lui donna l'allure d'un somptueux hôtel particulier.
De cette époque datent de nombreuses photos des employés du gaz.
Le 3 est un bel immeuble de la fin du 2nd Empire comme la plupart de ceux qui forment la rue. Il est signé AD Mercier. Il y eut à l'origine un commerce de vins et liqueurs. Aujourd'hui la passementerie a eu raison de l'absinthe!
Immeuble original au 16 avec un pan coupé en arrondi et un lion plutôt renfrogné. Il a été construit en 1895 par l'architecte A Wolfrom. La partie sculptée est due à Rousseau. Il a pour autre particularité d'avoir son jumeau au 18...
Nous retrouvons le nom de certains architectes sur plusieurs immeubles de la rue. Ainsi en est-il des 13, 17, 19, 33... tous dus à L. Monier en 1882. Cette architecture post haussmannienne de qualité donne à bien des rues de Paris son unité de pierres claires, de fonte et d'ardoises.
Les 13, 17 et 19.
Au 21 est née Cosette Harcourt (1900-1967) qui est l'une des fondatrices du célèbre studio Harcourt dont la plus grande renommée date des années 50.
On ne compte plus les "portraits" d'acteurs, de chanteurs, d'écrivains passés par ce studio!
Barthes le mentionne dans ses "Mythologies" : "En France, on n'est pas acteur si l'on n'a pas été photographié par les studios d'Harcourt".
Le 21 donne sur la rue Rochechouart et une petite place où trois rues se rencontrent : Condorcet, Rochechouart et Turgot.
Sur le côté pair se dresse un imposant immeuble.
Il a été construit par Georges Farcy en 1910. Cet architecte qui a élevé dans le quartier de beaux immeubles dans la rue Lentonnet voisine sait allier rigueur et fantaisie. Un buste orne le pan coupé sur la rue de Rochechouart tandis qu'on devine au dernier étage des médaillons de l'architecte et de sa femme.
Au 26 dont l'architecte est L. Bernard et qui a été construit en 1869 a vécu le sculpteur Jules Salmson (1823-1902.)
On lui doit entre autres les cariatides du théâtre du Vaudeville (aujourd'hui Gaumont Opéra) et la statue en bronze de la Dévideuse du, musée d'Orsay.
Au 34 a vécu Lugné-Poe (1869-1940) qui fut acteur, metteur en scène et surtout fondateur du théâtre de l'Œuvre qui défendit le théâtre symboliste en réaction au théâtre réaliste d'Antoine.
L'Annonce faite à Marie de Claudel y est créée en 1914.
Le 38, comme le 40 a été primé au concours des plus belles façades parisiennes
Le 38
Le 40
Les deux immeubles récompensés sont signés de l'architecte M. Fiquet.
C'est au 40 que vécut quelques années le dramaturge Henri Bernstein (1879-1953) qui s'illustra dans le théâtre de boulevard et dirigea le Gymnase. Pendant la guerre pour échapper aux rafles antisémites, il s'exila aux Etats-Unis où il écrivit un portrait incendiaire de Pétain "Portrait d'un défaitiste". Alain Resnais a réalisé son film Melo en reprenant sa pièce homonyme.
Mélo (Resnais. Azéma Dussolier)
Quelques citations de Bernstein :
"En amour, comme d'ailleurs en art, l'intelligence toute sèche, toute nue, est une disgrâce."
"Un ménage cesse d'être un ménage quand c'est le chien qui apporte les pantoufles et que c'est la femme qui aboie." (un peu daté non?)
"L'intuition c'est l'intelligence qui commet un excès de vitesse".
Au 43 le jeune Claude Nougaro a passé plusieurs années alors qu'il était lycée avenue Trudaine.
La plaque toute fraîche a été inaugurée en septembre 2019.
Le poète-chanteur donne du travail aux faiseurs de plaques commémoratives car il a connu à Paris de nombreuses adresses dont une des plus belles est sans doute sur la Butte, 28 avenue Junot. (J'ai reçu une invitation et j'irai avec plaisir assister à l'inauguration de la place Nougaro en bas de l'avenue le 28 Novembre).
Nous restons dans le monde du spectacle avec le 51 bis ou a vécu Jane Sourza (1902-1969) qui eut sa période populaire avec des émissions radio comme "Sur le Banc" (qui deviendra un film) avec Raymond Souplex son partenaire de théâtre de trente années. Pendant l'occupation elle continua de jouer aux Deux Ânes, participa à Radio Paris et fit même un voyage en Allemagne organisé par la propagande nazie. Tout cela ne lui valut qu'une année d'interdiction de travail à la Libération.
Regrettons que cette vraie Montmartroise, née sur la Butte, se soit ainsi compromise. Reste sa filmographie abondante. Pas un seul film cependant à citer parmi tous ses navets!
Au 55 vécut pendant 30 ans un "homme de lettres et poète" dont j'avoue que j'ignorais le nom! Un nom pourtant charmant.
J'ai trouvé de lui un recueil de poèmes "Papillons couleurs de lune" et j'ai découvert un poète sans pathos, peut-être injustement oublié.
"(…) On cherche en vain dans l'armoire au beau linge,
Sous la pile des draps les frissons mis au frais :
Ni fleur ni temps d'été ne se gardent jamais.
...Alors… Bonjour, mon cœur… Et vous adieu méninges,
Aujourd'hui seul est vrai...
Au 60 a vécu un compositeur un peu oublié aujourd'hui, Francis Thomé (1850-1909). Il a été populaire grâce à ses opérettes et à des pièces pour piano.
Il aimait la poésie et a écrit de nombreuses adaptations musicales de poèmes de Gautier, Leconte de Lisle ou Victor Hugo.
Il est enterré au cimetière Montmartre et c'est Landowski (auteur du célèbre Christ de Rio) qui conçut son monument funéraire.
Le 68 est digne d'attention. Il est dû à l'un des plus grands architectes et érudits du XIXème siècle : Viollet Le Duc.
Alors que la mode est encore aux décorations sculptées et à la surcharge des façades, on voit ici un dépouillement, une simplicité d'autant plus remarquables que l'immeuble a été construit par et pour son architecte!
C'est là qu'il vécut pendant les 17 dernières années de sa vie. On parle de nouveau de lui depuis l'incendie traumatisant de Notre-Dame qu'il restaura avec génie, c'est à dire audace et respect. La flèche qui est un de ses plus grands chefs d'œuvre, sera, on l'espère refaite à l'identique.
Le 69 a abrité au début du XXème siècle une boutique de lingerie devant laquelle Viollet le Duc a dû passer bien qu'elle n'eût rien de gothique!
Nous quittons la rue Condorcet, ancienne rue Laval prolongée au moment où elle arrive rue des Martyrs… par où passèrent St Denis et ses compagnons avant d'être décapités un peu plus haut à une époque où hélas Condorcet n'existait pas pour les défendre et s'opposer à leur mise à mort !