Certains de mes lecteurs m'ont interrogé sur Pierre Loti qui est pour moi un de nos grands écrivains (pas seulement pour moi!)
La maison des aïeules choisie comme dernière demeure par Pierre Loti
Profitant d'une nouvelle visite à Saint-Pierre où il dort, délivré du "grand épouvantement" je republie cet article, un de ceux que j'ai consacrés à cet homme que j'admire.
Contemporain de Proust mais combien différent, aussi voyageur que l'autre était casanier, Loti n'en reste pas moins obsédé par le passage du temps et la disparition des êtres chers. Ses romans autobiographiques sont, à leur manière, une recherche du temps perdu... une tentative sans illusion de le retrouver et de lui donner un sursis de mémoire, aussi durable que le succès de librairie, "l'éternité" de papier.
Dans l'île d'Oléron où je passe l'été, je pense souvent à lui qui aimait ce berceau de ses aïeux huguenots et qui désira être enterré dans le jardin de la maison de Saint-Pierre.
J'ai relu son "Roman d'un enfant" et "Prime jeunesse" et j'ai noté quelques passage révélateurs de sa sensibilité tourmentée, de son incapacité à vivre pleinement le présent menacé de disparition. La mort qu'il appelle "la reine des épouvantements" est présente dans son œuvre où elle règne en despote...
Il écrit le "Roman d'un enfant" à 40 ans, en pleine maturité et en pleine gloire (il sera reçu bientôt à l'Académie) tandis que "Prime jeunesse", plus amer, plus désabusé paraît 30 ans plus tard, quatre ans avant sa mort.
"... Laisser un journal que des survivants liront peut-être… C'est ce que j'ai fait ici, et je prie ceux qui jetteront les yeux sur ce livre, de l'excuser, comme la tentative désespérée d'un de leurs frères qui va sombrer demain dans l'abîme et voudrait, au moins pour un temps, sauver ses plus chers souvenirs."
Prime Jeunesse (Un court prélude)
" Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges Jeter l'ancre un seul jour?...
(…) Oserai-je dire ici que Lamartine m'était déjà antipathique, dès le collège, par sa poserie et son grand profil pompeux; cependant le début incontestablement splendide de ce poème, que je m'étais presque lassé d'accompagner si souvent au piano, avait peut-être amené en moi le premier éveil de mes terreurs en présence de notre course au néant…"
Prime jeunesse (chap.III)
"Ce fut sans doute un des malheurs de ma vie d'avoir été beaucoup plus jeune que tous les êtres qui m'aimaient et que j'aimais, d'avoir surgi parmi eux comme une sorte de petit Benjamin tardif sur lequel devaient converger fatalement trop de tendresses, - et puis d'être laissé si affreusement seul pour les suprêmes étapes de la route!"
Prime jeunesse (chap. III)
"Pour nous qui n'avons pas de durée et qui ne devinerons jamais le pourquoi de rien, la presque éternité des plantes frêles ajoute encore à l'immense étonnement douloureux que l'ensemble de la Création nous cause…"
Prime jeunesse (chap.XX)
Après la mort de sa chère tante Claire, il conserve sa chambre intacte, comme un sanctuaire.
"Voici trente ans bientôt qu'elle nous a quittés, et sa chambre est restée telle que si elle venait d'en sortir pour revenir demain; dans ses tiroirs, dans ses armoires, elle retrouverait toutes ses petites affaires, devenues pour moi des reliques."
Prime jeunesse (chap. XXIII)
"La pensée que le visage de ma mère pourrait un jour disparaître à mes yeux pour jamais, qu'il ne serait qu'une combinaison d'éléments susceptibles de se désagréger et de se perdre sans retour dans l'abîme universel, cette pensée, non seulement me fait saigner le cœur, mais aussi me révolte, comme inadmissible et monstrueuse."
Le Roman d'un enfant (chap.V)
Il raconte comment une lecture qui lui est faite, alors qu'il n'a que 7 ans le touche… Tante Claire lit l'histoire d'un petit garçon qui s'est enfui de la maison familiale et n'y revient que des années plus tard. ses parents et sa sœur sont morts. L'enfant va dans le vieux jardin abandonné et trouve sur le sol une perle bleue qui a appartenu à sa sœur...
"Oh! Alors je me levai, demandant que l'on cessât de lire, sentant les sanglots qui me venaient… J'avais vu, absolument vu, ce jardin solitaire, et, à moitié cachée sous ces feuilles rousses, cette perle bleue, souvenir d'une sœur morte… Tout cela me faisait mal, affreusement, me donnait la conception de la fin languissante des existences et des choses, de l'immense effeuillement de tout…"
Le Roman d'un enfant (chap.XIII)
Il se rappelle les veillées dans le salon rouge avec, autour de lui sa mère, sa grand-mère, ses tantes, sa sœur….
"Hélas! avec quel recueillement triste je les passe en revue, ces figures aimées ou vénérées, bénies, qui m'entouraient ainsi les dimanches soir; la plupart ont disparu et leurs images, que je voudrais retenir, malgré moi se ternissent, s'embrument,, vont s'en aller aussi…"
Le Roman d'un enfant (chap.XXIII)
Adolescent, il regarde les objets du quotidien utilisés par sa mère et il pense au jour où elle ne sera plus là pour les utiliser :
"Et sa corbeille à ouvrage, toujours celle d'autrefois, que je l'ai priée de ne jamais changer, même malgré un peu d'usure, - et les différents bibelots qui s'y trouvent, étuis, boîtes pour les aiguilles, écrous pour tenir les broderies! - L'idée que je pourrai connaître un temps où les mains bien-aimées qui touchent journellement ces choses ne les toucheront jamais plus, m'est une épouvante horrible contre laquelle je ne me sens aucun courage. Tant que je vivrai, évidemment, on conservera tout tel quel, dans une tranquillité de reliques; mais après, à qui écherra cet héritage qu'on ne comprendra plus; que deviendront ces pauvres petits riens que je chéris?
Le Roman d'un enfant (chap. LIII)
Quand il pense à la profession qu'il devra exercer (il est question qu'il étudie à Polytechnique) et qu'il regarde les hommes mûrs qui sont passés par là :
"Il faudra un jour être comme l'un d'eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir, et puis ce sera tout… alors une désespérance sans bornes me prenait; je n'avais envie de rien de possible ni de raisonnable; j'aurais voulu plus que jamais rester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu'il faudrait bientôt, bon gré, mal gré, être un homme, demeurait pour moi angoissante."
Le Roman d'un enfant (chap.LIII)
Il tient un journal et il souhaite qu'il soit brûlé à sa mort et que personne ne lise ses pensées secrètes. Plus tard, il se rend compte qu'il a changé :
"J'en suis venu à chanter mon mal et à le crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathie des inconnus les plus lointains; - et appeler avec plus d'angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière… Et, qui sait? en avançant dans la vie, j'en viendrai peut-être à écrire d'encore plus intimes choses qu'à présent on ne m'arracherait pas, - et cela pour essayer de prolonger, au-delà de ma propre durée, tout ce que j'ai été, tout ce que j'ai pleuré, tout ce que j'ai aimé…"
Le Roman d'un enfant (chap.LVIII)
Le moment du réveil, le matin, est particulièrement important, c'est alors que se présentent à nous les tristesses, les inquiétudes….
"Plus tard, ils devaient bien s'assombrir , mes réveils! Et ils sont devenus aujourd'hui l'instant de lucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de la vie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour, reviennent me les cacher; l'instant où m'apparaissent le mieux la rapidité des années, l'émiettement de tout ce à quoi j'essaie de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand trou béant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus."
Le Roman d'un enfant (chap. LXVIII)
Le roman d'un enfant se termine sur une évocation des étés passés dans le midi, des étés de soleil et de jeux. Pierre Loti revient dans la maison où il a connu ces vacances de rêve. Tout a changé, tout s'est "rapetissé".... Il lui semble entendre une chanson des rondes du passé...
"(…) La petite voix était flutée, bizarre; surtout elle était triste, triste à faire pleurer, triste comme pour chanter, sur une tombe, la chanson des années disparues, des étés morts."
La reine des épouvantements a cessé de tourmenter Pierre Loti. Pourtant il lui échappe en partie et reste vivant grâce à ses écrits. La maison de Rochefort dont il a tant parlé, où il a été si heureux et si malheureux rouvrira bientôt ses portes, rénovée, telle qu'elle était jadis…avec les bibelots, les collections, les objets qu'il aimait tant...
Il est le seul à ne pas le savoir là où ses restes reposent, dans le jardin de la maison des aïeules dans l'île d'Oléron..