Rue Labat, au carrefour avec la rue de Clignancourt, Lord of Barbès intrigue avec ses vitrines surréalistes où bondieuseries, poupées, masques et autres objets hétéroclites sont exposés.
C'est un lieu étrange qui évoque Breton (Nadja vivait non loin de là, rue Becquerel), bien à sa place sur cette frontière de Montmartre entre quartiers aujourd'hui riches où jadis les artistes se réfugiaient et quartiers populaires où l'on entend chanter les langues les plus diverses et où les jeunes créateurs se sentent chez eux.
Il s'agit d'une maison de production qui compte une cinquantaine de réalisateurs parmi les plus inventifs .... le nom de ces "lords" et de ces "ladies" peut se trouver sur le site du "Lord of Barbès".
Le 36 est un bel immeuble Louis-Philippe avec sur le plexiglass protecteur du rez-de-chaussée un personnage dansant!
Il faut se lancer dans la traversée du Barbès toujours encombré pour découvrir la dernière partie de la rue Labat (en réalité le début de la numérotation).
Alors que l'ambiance change et que l'atmosphère se charge de senteurs orientales, quelques beaux immeubles sont plantés là, témoins des projets ambitieux des promoteurs d'avant la première guerre mondiale.
A l'angle avec le boulevard, un immeuble de pierres de taille (1914) qui ne déparerait pas les beaux quartiers, accroche sur ses frises des grappes de raisin et des feuilles de vigne. Nous retrouvons souvent ce thème aux alentours de la Butte, sur des terres où jadis les Abbesses de Montmartre possédaient des vignes qui produisaient le vin blanc "Goutte d'or" apprécié des parisiens en goguette.
Le 18 construit en 1900, est dû aux architectes Deloeil et Vedel qui n'ont pas choisi pour décor la vigne mais l'univers marin avec algues et dauphins.
J'ai reçu des précisions intéressantes du gestionnaire de cet immeuble qui m'indique que ces décorations marines ont été choisies comme décor parce qu'une partie de l'immeuble devait être un établissement de bains. Un puits d'une profondeur de 80 mètres allait chercher de l'eau dans la nappe phréatique. Ce puits existe toujours.
Le projet fut abandonné car à la fin du XIXème les nouveaux immeubles étaient équipés d'une salle de bains et l'entreprise risquait d'être peu rentable.
L'immeuble fut revendu en 1900 et divisé en appartements dans les étages et en ateliers au rez-de-chaussée et au sous-sol.
Au rez-de-chaussée une école de théâtre est installée "sur" Paris et "sur" Londres, et non pas "à" Paris et "à" Londres! Il faut croire qu'elle assure ses cours en lévitation!
Le 80 boulevard Barbès partage un mur en copropriété avec le 18 rue Labat.
Les propriétaires les plus âgés se rappellent qu'ils avaient parfois à régler quelques problèmes avec le propriétaire du 80, Fernand Contandin, alias Fernandel!
C'est encore au 18 qu'a vécu, trente ans après la Commune le colonel d'état major de la Garde Nationale : Alexis Dardelle.
Après les journées révolutionnaires, il faillit être fusillé car il était gouverneur des Tuileries quand le palais fut incendié en mai 1871. Il se défendit en prétendant qu'il obéissait aux ordres de Bergeret et que malgré son supérieur il avait tenté en vain de s'opposer aux incendiaires.
Alexis Dardelle était également comédien de son métier... Il sut être convaincant!
Le 7 ne mériterait pas d'être remarqué s'il n'avait conservé dans sa cour, bien caché aux regards des curieux, un des ancien puits du village.
Je n'ai pas pu le photographier. Les photographes sont suspects dans ce quartier!
Le 5 a abrité pendant la guerre une fillette juive dont le père avait été arrêté, emmené à Drancy avant de mourir à Auschwitz.
"Un boucher juif, devenu kapo (revenu des camps de la mort, il a rouvert boutique rue des Rosiers) l'aurait abattu à coups de pioche et enterré vivant, un jour où il aurait refusé de travailler. C'était un shabbat : il ne faisait aucun mal, aurait-il dit, il priait seulement Dieu pour eux tous, victimes et bourreaux."
La fillette, Sarah Kofman, est devenue plus tard philosophe, amie de Deleuze. Avant de se suicider à 60 ans, elle a raconté son histoire dans un livre bouleversant : "Rue Ordener rue Labat".
Elle y raconte sans littérature l'arrestation de son père, la survie de sa mère et de ses cinq frères et sœurs trop jeunes pour avoir été arrêtés. Elle y parle de ce refuge où la "dame de la rue Labat" l'a accueillie et comment elle l'a préférée à sa mère pendant ces années terribles.
Un livre écorché vif.
"Le maréchal Pétain avait organisé dans les écoles un concours : il s'agissait d'écrire la plus belle des lettres à l'occasion de la fête des mères qu'il venait d'instituer. Je fus l'une des gagnantes et reçus "La Cigale et la Fourmi" illustrée. L'on m'envoya lire tout haut ma lettre dans chaque classe de l'école et exhiber le prix que m'avait offert celui qui remettait à l'honneur le travail, la famille et la patrie".
Nous arrivons au carrefour avec la rue des Poissonniers... Il est temps de rebrousser chemin et de remonter vers Montmartre... comme le fit Sarah Kofman le jour où sa mère décida de la confier à la maison d'enfants juifs de la rue Lamarck :
"J'avais le hoquet et je vomis à l'arrivée. Ma mère remplit les formalités administratives et partit. Dans l'escalier, elle m'entendit pleurer, crier, hurler. Elle revint sur ses pas, et je repartis avec elle.
Dans la nuit qui suivit, la gestapo se rendit rue Lamarck et les enfant juifs furent tous déportés."