On entend rarement la voix grave et profonde s'échapper du campanile pour faire voler au-dessus des toits un essaim de bronze.
C'est que la Savoyarde, de son vrai nom Françoise Marguerite, n'a pas le sens de la mesure. Trop grande, trop lourde… elle n'a pas trouvé de tour assez puissante pour la recevoir. On lui a donné pour refuge un campanile élégant, trop délicat pour résister sans fissure à un balancement trop fréquent de la dame qui elle même, nostalgique d'Annecy, a laissé une petite fêlure serpenter sur sa peau de métal.
Pensez! 26 tonnes ça n'est pas rien! Le double d'Emmanuel, le bourdon de Notre-Dame!
La Savoyarde!
Son histoire commence, comme il se doit, en Savoie quand l'archevêque de Chambéry lance une souscription, en 1889, pour offrir au Sacré-Coeur en construction une voix d'exception, une voix unique, capable de se faire entendre à des kilomètres.
Les donateurs ne manquent pas dans cette Savoie généreuse et bientôt le bourdon peut être coulé. C'est en 1891, bien que la date inscrite sur le bronze soit 1890. Pour faire une date ronde peut-être. ou plus simplement parce qu'il s'agit de la date de clôture des souscriptions.
Il faut attendre octobre 1895 pour prendre le chemin de Paris, quitter l'air pur et vivifiant d'Annecy. Quel voyage! Quelle aventure!
Tout commence par le pas balancé des bœufs qui suivent trois chevaux attelés de front. 12 paires de bœufs comme les 12 tribus d'Israël, comme les 12 cantons savoyards.
Arrivée à la gare d'Annecy, la cloche est déposée sur un wagon plat à charpente consolidée. Le train peut rouler à basse vitesse jusqu'à sa destination, la gare de la Chapelle dans le nord de Paris.
C'est le 15 octobre 1895 qu'elle y arrive, en pleine nuit. Un pont roulant à vapeur la soulève et la dépose sur le fardier géant de l'entreprise Magnin. 28 chevaux vont assurer la dernière partie du voyage, dans une ambiance onirique. Il fait nuit noire, les hommes portent des torches, les curieux s'assemblent et murmurent...
Le trajet semble interminable tant on craint l'accident sur les pavés trempés de pluie. On atteint la rue Lamarck, la plus pentue, celle où l'on frôle la catastrophe mais où les chevaux s'arrachent de toutes leurs forces et sauvent la situation.
Le Sacré-Coeur est en chantier. Le campanile est loin d'être achevé. Un échafaudage de bois a été dressé pour recevoir la cloche qui va devenir montmartroise.

Elle est baptisée le 21 novembre 1895 par Monseigneur Richard.

Elle reçoit la visite des pélerins, des curieux, des promeneurs du dimanche. Elle est une attraction pour les parisiens qui ont oublié (en 25 ans tout s'oublie!) qu'elle est posée, bien malgré elle, là où eurent lieu quelques uns des plus sanglants événements de la Commune.
Peut-être est-ce à cause de cela qu'elle fut agressée et sabotée en 1905, sans grand dégât.
Il faut attendre 1907 pour qu'elle soit enfin hissée dans son campanile, bien qu'inachevé.
Il faut huit hommes pour appuyer sur les pédales et pour se pendre aux cordages afin de la mettre en mouvement.
Elle devient la plus grosse cloche non statique au monde avec ses 26 tonnes...
Dans son poids il faut compter le marteau qui a lui seul pèse 850 kgs!
En 1908 sera ajouté un marteau de tintement pour faciliter l'utilisation quotidienne de la cloche (aujourd'hui c'est un marteau électrique qui fait le boulot à chaque élévation. Un sacré boulot étant donnée la fréquence des offices!)
Notre savoyarde n'est pas restée seule dans son campanile blanc. De petites compagnes lui ont été données, droit venues de l'église Saint-Roch où elles n'avaient plus le droit de s'exprimer. Les quatre exilées ont pour nom : Félicité, Louise, Nicole et Elisabeth. Bien que petites elles sont beaucoup plus vieilles que leur imposante voisine. Elles ont l'âge de la Restauration.
… Et voilà! Notre Savoyarde ne bougera plus de Montmartre où elle attend sans hâte la fin du monde!
Elle a un petit pincement au cœur en pensant à Annecy. C'est ce qui a dû provoquer cette minuscule fissure qui lui interdit de trop se balancer.
Elle chante de son contre-ut inimitable aux grandes fêtes. Une exception a été faite en 2010 quand elle célébra les 150 ans du rattachement de la Savoie à la France.
Si vous voulez l'entendre, ne manquez pas de venir à Montmartre, à Pâques par exemple (mais en 2021, espérons-le)). Toute la Butte, peu assurée sur ses carrières de plâtre, tremble et vibre et chante avec elle pour saluer les cloches venues de Rome qui ne font que passer!