C'est une rue modeste qui sans se faire remarquer relie la rue Condorcet au boulevard Rochechouart...
Elle étonne par son nom que l'on a du mal à mémoriser : Bochart de Saron.
Mais de qui s'agit-il donc?
Un homme né en 1730 dont la tête était bien faite puisqu'il fut un grand mathématicien mais pas assez solide pour résister au couperet de la guillotine qui l'envoya dans la sciure d'un panier d'osier le 20 avril 1794.
Il avait le tort d'être riche, de posséder deux châteaux (dont celui de Saron) et surtout d'être le Premier Président du Parlement de Paris, une des plus hautes fonctions sous l'Ancien Régime!
C'est en 1821, après la tourmente révolutionnaire et l'Empire que la rue fut ouverte entre l'avenue Trudaine et le boulevard de Rochechouart.
Et ce n'est qu'en 1860 que la partie entre la rue Condorcet et l'avenue Trudaine le fut.
Nous commençons la remontée de la rue à partir de la rue Condorcet. Le côté impair est entièrement occupé par les bâtiments sans grand intérêt d'une école dont l'adresse est avenue Trudaine .
Il s'agit d'une extension construite à la fin du XIXème siécle. Seule la façade mérite d'être mentionnée. Elle est due à l'architecte Juste Lisch qui s'est illustré par ses travaux de restauration de bâtiments célèbres comme le Palais de l'Elysée ou la cathédrale d'Amiens.
L'école a été construite à l'emplacement de la première usine à gaz parisienne, "la fabrique pour le gaz hydrogène" créée en 1819.
Côté pair, des immeubles harmonieux se succèdent. Hormis le 12, ils n'ont pas grand chose à nous raconter.
Le 2
Le 12 a en effet abrité dans sa cave en 1891 les réunions de l'équipe de rédaction du journal libertaire l'Endehors.
Zo d'Axa (1860-1930) anarchiste, en était l'initiateur et le chef d'orchestre.
Cet homme intègre, passionné de justice, s'appelait en réalité Alphonse Gaillaud de la Pérouse. Il avait pour ancêtre le célèbre navigateur. Mais il navigua sur les vagues de la révolte et combattit pour l'abolition des bagnes d'enfants. Il fut dreyfusard par exigence de justice mais devait faire un effort considérable pour défendre un homme qui faisait partie d'une armée qu'il abhorrait comme tout ce qui touchait de près ou de loin au pouvoir militaire.
Aux élections de 1899, il présenta pour candidat un âne blanc.
Il était en avance sur les provocations salutaires de Coluche mais il était bien dans l'esprit des canulars montmartrois.
Parmi les collaborateurs de l'Endehors on trouve Octave Mirbeau,Sébastien Faure, Emile Henry, Louise Michel...
Le journal continuera plus tard sous la direction d'E. Armand.
Il existe toujours et il est diffusé en ligne, attaché à ses thèmes de prédilection : l'altermondialisme, l'amour libre et l'anarchie...
Il est loin le temps de la cave du 12! Assez confortable si l'on en juge par cette gravure qui nous montre debout Zo d'Axa, Jean Grave, Octave Mirbeau et Bernard Lazare...
Nous traversons l'avenue Trudaine pour rejoindre l'autre partie de la rue. Côté pair les bâtiments austères, du type caserne du 2nd Empire, sont ceux qui ferment à l'ouest le lycée Jacques Decour, ancien collège Rollin.
Ils marquent la limite des abattoirs, sans doute moins effroyables que ceux que nous ont révélés les vidéos pirates mais tout aussi cruels. Ils furent en leur temps (1818) conçus pour remplacer les "tueries" nombreuses dans la ville.
Abattoirs de Montmartre peu avant leur destruction
Ils sont détruits après la création des abattoirs de la Villette.
Leur emplacement entre la place d'Anvers et la rue Bochart voient s'élever le collège Rollin.
Il est édifié entre 1867 et 1876 sur les plans de l'architecte Napoléon Alexandre Roger (quels prénoms conquérants!) dont c'est là la principale réalisation!
L'intérieur soigné et les cours lumineuses atténuent quelque peu l'aspect austère de ce bâtiment typique de la seconde moitié du XIXème siècle.
En 1944 il change de nom pour rendre hommage à Jacques Decour, le professeur d'allemand qui y enseigna et fut un résistant qui lutta jusqu'à la mort, en 1942, contre le mur des fusillés du Mont-Valérien.
Côté pair, la rue est occupée tout d'abord par un hôtel particulier dont l'adresse est sur l'avenue Trudaine au 14.
De belle apparence, il fut construit pour lui-même par l'architecte Léon Ohnet (1813-1874). L'homme est connu pour avoir participé avec Violet le Duc à la restauration de monuments en péril et plus encore peut-être pour avoir épousé Claire Blanche (quel joli nom!), fille du psychiatre Esprit Blanche dont les théories et les pratiques rendirent barbares les anciens traitements des "aliénés". Il eut pour patient Gérard de Nerval.
Georges Ohnet (1848-1918) fils de Léon et de Claire, occupa quelques années l'hôtel familial. Cet écrivain à succès est peu lu aujourd'hui bien que son roman le plus célèbre "le Maître de Forges" ait été adapté au cinéma dans un film dont Gaby Morlay fut l'interprète principale.
Le 3 n'a aucune entrée sur la rue! Ou peut-être faut-il passer par la fenêtre, comme Fantomas dont le créateur vivait à deux cents mètres de là!
Le 5 est plus traditionnel puisqu'il ouvre sur la rue et fait l'angle avec la rue Cretet.
Le dernier immeuble côté impair est le 9. Sa façade principale avec ses ateliers d'artistes donne sur le boulevard de Rochechouart (47)
Un numéro qui donne à la rue son âme artistique montmartroise! C'est ici, en effet que le peintre Eugène Lavieille (1820-1889) eut son atelier.
Eugène Lavieille. Photo de Carjat.
Oublié aujourd'hui, il fut reconnu en son temps comme virtuose des paysages, surtout hivernaux. Elève de Corot, il était amoureux de la nature et plantait son chevalet dans la campagne ou sur les chemins de douanier le long des côtes.
Dans les champs (Eugène Lavieille)
Il n'est pas étonnant de le retrouver à Barbizon où il vécut pendant quatre ans. Mais il aimait Montmartre sans éprouver le désir de le peindre et c'est là qu'il vint se fixer. Dans la même quartier vécurent Gautier et Baudelaire qui s'intéressèrent à lui et apprécièrent ses paysages hivernaux qui lui valurent d'être qualifié de "peintre des cieux tristes et de la neige."
Barbizon sous la neige (Eugène Lavieille)
Grâce à ses amis photographes Nadar et Carjat (le photographe de Rimbaud) nous avons gardé son image.
Eugène Lavieille (Nadar)
Il communiqua sa passion à ses enfants puisque son fils Adrien fut peintre ainsi que sa fille Marie qui occupa le même atelier de la rue Bochart…
Porte sur jardin (Marie Lavieille). Je n'ai pas trouvé d'autres œuvres d'elle!
Et comme les chats ne font pas de chiens (et vice versa) sa petite fille Andrée reprit le flambeau, ou plus exactement le pinceau.
Nous quittons la rue en beauté avec ces artistes de talent qui ne demandent qu'à être redécouverts!