Au cœur de Montmartre, entre le quartier des Abbesses, festif et branché, et le quartier du marché Saint-Pierre, animé et coloré, la place Charles Dullin qui fut Place du Théâtre puis Place Dancourt avant de prendre son nom en 1957, nous offre une pause dans le temps et le bruit, un espace au charme désuet où de petits chiens traînent leur maîtresse au bout de la laisse et lèvent la patte sur les réverbères....
Sans trop d'effort d'imagination, on se transporte au XIXème siècle, devant le théâtre qui, extérieurement, n'a pas changé depuis 1822 et qui, classé Monument Historique, joue la fausse modestie alors qu'il est un des plus anciens théâtres de Paris restés intacts et en activité.....
A sa construction due à Seveste, il n'était pas parisien mais montmartrois. Il ne se haussait pas du col, ne s'enveloppait guère dans le luxe des candélabres de bronze, des lustres de cristal, des statues marmoréennes....
Il était un simple édifice de bois qui servait à Seveste pour son enseignement et s'appelait "Théâtre des Jeunes Elèves".
Et puis, il se mit au goût du jour, celui du romantisme et se choisit une architecture simple et harmonieuse. Il devint alors le "Théâtre de Montmartre". Sa façade romantique et sans ostentation veille depuis sur la place avec ses mascarons souriants.
En 1848, pendant la révolution, n'oubliant pas ses modestes origines, il devint le "Théâtre du Peuple". Mais il ne le resta que le temps des Illusions qui furent vite perdues.
Après l'annexion de Montmartre à la capitale, il poursuivit sa carrière quasi provinciale.
La salle fut remaniée en 1907 par l'architecte Gilbert Duron.
Mais comme pour de nombreux théâtres et music-halls, un ogre dévoreur apparut, sorti de la lampe magique des frères Lumière, le "cinématographe".
Montmartre vit disparaître dans sa gueule quelques unes de ses salles les plus emblématiques.
Pendant une dizaine d'années, le théâtre transformé en Montmartre-Ciné, attira des spectateurs avides de nouveautés et de frissons.
Il faut attendre 1922 pour que Charles Dullin qui avait créé sa propre école "l'atelier" fût nommé à la tête du théâtre et assurât sa renaissance.
Nous nous intéresserons dans un autre article au destin de "l'Atelier", pépinière de talents et découvreurs de nouveaux auteurs.
Quand Dullin quitta la place pour le Sarah Bernhardt (dont l'intérieur 2nd Empire, sauvagement détruit en 1966, fut remplacé par la salle triste et incommode du Théâtre de la Ville, elle-même en voie de rénovation) il eut pour successeur André Barsacq.
Commença alors la grande période des Michel Bouquet, Laurent terzieff, Beckett, Pirandello, Ionesco...
Laissons là notre théâtre qui aujourd'hui poursuit sa route tant bien que mal, loin des audaces et des coups de poker de ses grandes années... et revenons sur la place...
Elle a, comme beaucoup de places 4 côtés!
L'un d'eux, à l'est, est occupé par le théâtre. Un autre, au nord, par la rue d'Orsel, un autre encore, à l'ouest, par la rue Dancourt et sa Villa.
Le dernier, au sud, est le seul à faire partie, par le nom, de la Place Charles Dullin...
Il s'agit d'une impasse que nous aurons vite parcourue...
Le premier immeuble a son adresse rue Dancourt. Il abrite le restaurant "Bijou" qui il y a quelques années s'appelait "La Villa du Poulbot".
J'ai le souvenir du repas de mariage que nous y avons fait, un des plus indigestes de ma vie!
Le 2 est le plus bel immeuble de l'impasse avec sa façade ondulante qui rend hommage au Modern Style.. Il est dû à un architecte dont le nom est gravé, avec la date de construction sur la pierre de taille : A. H. Mullhaupt 1907.
Le 4, simple et élégant, édifié en 1840, a été habité pendant les vingt dernières années de sa vie par l'écrivain-philosophe roumain Mircea Eliade.
L'homme est connu pour ses ouvrages sur les religions et leurs mythes. Il l'est aussi pour avoir été un nationaliste pur et dur, une sorte de "nazi roumain".
Il vient en France occupée en 1943 où il rejoint son compatriote Emil Cioran. Il refuse de rentrer en Roumanie après-guerre à cause du communisme. Il fera carrière aux Etats-Unis avant de revenir en France et vivre à Montmartre. Son passé qu'il avait réussi à faire oublier fut révélé et transforma ses dernières années en épreuve.
Bref, ce penseur, ce philosophe, cet écrivain passionné de religions, malgré son passé nauséabond, a eu droit à une plaque sur son immeuble, ce que n'eut pas, à juste titre, un plus grand écrivain que lui, qui vécut quelques années à Montmartre: Louis Ferdinand Céline.
Les plaques ont des raisons que la raison ignore!
Le 6 est un petit immeuble modeste de la première moitié du XIXème siècle, avec au rez de chaussée une boutique où officie la fée des chapeaux : Mira Belle.
Le 8 est le plus imposant immeuble de l'impasse. Il remplace de petites maisons de plâtre contemporaines du théâtre. Il a été construit en 1926 et tente d'imiter l'art haussmannien en plus sec.
L'imagination, la créativité se sont réfugiées au rez de chaussée dans la grotte du CICLOP, atelier d'écriture et de liberté!
Voici ce qu'en dit un de ses participants :
"Au CICLOP, on rigole, on picole, on parle de la mort et on rigole comme des bossus".
Le 10 qui ferme l'impasse, est un immeuble banal, à la limite du consternant qui abrite un hôtel Adagio (aparthôtel).
Enfin, côté théâtre, s'est arrimée l'Atalante, un mini théâtre d'une soixantaine de places et qui se définit comme "un laboratoire de recherches et de rencontres".
Il est dirigé par Alain alexis Barsacq qui offre cet espace à des metteurs en scène peu connus (dont certains ne le sont plus).
C'est avec cette femme, la tête dans les étoiles, que nous quittons la place Charles Dullin....